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ArribaAbajoCritères de pertinence pour traduire le Haiku

René Etiemble


Depuis trois quarts de siècle, en deus vagues, dont chacune suivit l'une des guerres livrées par le Japon (la russo-japonaise qu'il gagna, la seconde guerre mondiale, où il dut capituler sans conditions), le haiku a conquis une grande part de la planète: j'ai vu des haikus en arabe, en indonésien. Pour nous en tenir aux «western languages», Gary L. Brower et David William Foster ont publié en 1972 une bibliographie de 133 pages, qui ne concerne que les domaines anglais, espagnol, portugais, italien, français, allemand, et (pour célébrer l'ancien secrétaire des Nations unies) le domaine suédois, représenté par les seuls Vägmärken de Dag Hammarskjöld. Rien sur le monde grec, si riche en haikus; rien sur le monde slave, rien sur les lettres roumaines hongroises. Or j'ai lu quantité de haikus en serbocroate; j'en ai lu quelques-uns en russe, en ukrainien, en tchèque, en roumain, en islandais. Et je n'ai presque rien lu!

Qu'il s'agisse d'imitations ou de traductions, ce qui me frappe, c'est que presque tous ceux ou peu s'en faut qui composèrent des haikus à la manière japonaise (je ne m'exclus pas du nombre, hélas! ) n'en ont pas compris la nature. La faute en est pour une grande part aux traducteurs, à travers lesquels la plupart des faiseurs de haikus ont découvert ce genre neuf. Or qu'ont-ils découvert? Des tercets, le plus souvent, dont le nombre de syllabes varie à chaque «vers», et à chaque «tercet». Tristichia, dit le russe; trilistnik, l'ukrainien; tercet, le français. Tercets le plus souvent irréguliers, parfois rimés. Cela, dans le meilleur des cas. Or, ce qui caractérise avant tout le haiku, c'est 1.°) qu'il s'agit d'un monostique, ce qui exclut évidemment toute rime; en second lieu, le nombre des syllabes, qui, durant des siècles, chez tous les maîtres du genre, les grands haibuns, est presque toujours dix-sept distribuées en trois séquences: 5 + 7 + 5, les haikus anomaux étant aussi rares que le dactyle cinquième dans les hexamètres de Virgile; troisièmement, le Kigo, le mot qui dans chaque haiku indique la saison à laquelle se référe le monostique; le kiregi enfin, ou mot-césure (ya, souvent, qui suit souvent la première séquence).

Telles sont les constantes du genre, ses traits pertinents comme disent aujourd'hui les linguistes, pour ne pas évoquer (horreur! ) les règles d'un genre à forme fixe.

A quoi s'ajoutent divers traits propres à la langue japonaise: le verbe, constamment rejeté en position finale; la fréquence des syntagmes nominaux du type: déterminant, particule 'no' (marquant le génitif), déterminé; syntagmes foisonnants aux première et troisième séquences, vu que maints substantifs japonais sont dissyllabiques   —18→   et que, par conséquent, l'ensemble: déterminant + no + déterminé fournit les cinq syllabes. Ajoutons que, dans le haiku, nombreux les ensembles de dix-sept syllabes qui no se constituent que de syntagmes nominaux. Ainsi deux des plus fameux poèmes de Bashô:

Furu ike yakawazu tobi komumizu no oto
ou bien:
Natsu-gusa yatsuwamono domo gayumo no ato.

Enfin, dans le haiku, l'usage veut qu'on entende au singulier le substantif, qui ne porte en japonais aucune indication de nombre. Veut-on imposer le pluriel, on emploie un mot intensif (domo, par exemple, dans le second des haikus cités). Tous les autres traits de rhétorique, qu'une analyse plus fine croit parfois déceler dans le haiku: allitérations, jeux symboliques entre les voyelles claires et les sombres, par exemple, sont discutés par certains savants japonais; en tout cas, aléatoires. Les traits véritablement pertinents sont bien ceux que j'ai dits.

Depuis maintenant quarante ans que j'écrivis mon premier texte sur le haiku (à propos de la première édition bilingue publiée en français: Le Haiku de Georges Bonneau), et au moment où j'achéve un livre sur le haiku dans une dizaine de langues européennes, force m'est de constater que la plupart des traductions que j'étudiai ne respectet aucun des critères de pertinence qu'après les théoriciens japonais je crois devoir signaler. Le même Georges Bonneau à qui nous devons donc la première présentation bilingue du haiku, produisit vers le même temps un opuscule intitulé Le Problème de la poésie japonaise, où il formule les règles qui, à son avis, doivent gouverner les traducteurs de ce poème: «En bref: quatre règles: deux d'ordre universel, deux d'ordre particulier.» Première règle, d'ordre universel: «Rechercher et respecter le sens.» Deuxième règle, d'ordre universel: «En poésie plus strictement encore qu'en prose, respecter l'ordre des mots.» Troisième règle, d'ordre particulier: «La poésie japonaise étant syllabique, respecter dans la traduction le nombre des syllabes de chaque vers, ou, si impossible, la proportion entre le nombre des syllabes de chaque vers.» Quatrième règle, d'ordre particulier: «En présence d'un procédé de technique, ne jamais négliger de le rendre par transposition.» Si naïve, la première règle, que je me dispenserai de la commenter. Quand on sait que l'ordre des mots est en japonais le contraire ou peu s'en faut de celui du français, on admettra qu'il n'est pas facile de respecter la seconde règle, à moins de pratiquer l'inversion â la manière des poétes classiques ou académiques: ce â quoi se résout parfois l'un des meilleurs japonologues françaises, M. René Sieffert, ce que je lui reprochai lorsqu'il soutint son doctorat, car il savait beaucoup mieux que moi que le haiku des grands haibuns est composé dans une langue la plus simple du monde, et que l'inversion y détonerait comme un couac.

La troisième règle m'inquiète pour deux raisons: la première, parce que Bonneau affirme que le haiku est un tercet, dont il faut tenter de restituer chaque vers en autant de syllabes qu'il en comete en japonais; à défaut, dont il suffit de fabriquer le second vers plus long que le premier et le troisième. S'agissant d'un monostique, cette règle est absurde. Un monostique ne peut se rendre que par un autre monostique. La seconde raison de ma gêne est que ce monostique comptant dix-sept syllabes, si l'on veut traduire ce qui importe, à savoir le syllabisme, il faut absolument construire un monostique français de dix-sept syllabes distribuées en trois séquences: 5 + 7 + 5. Cela ne se discute pas. Ou alors, c'est qu'on accepte d'appeler traduction le massacre d'un genre à forme fixe. Quant à la quatrième règle, elle consiste, selon Bonneau, à restituer ce qu'il appelle les allitérations   —19→   et les assonances du haiku, traits dont j'ai discuté avec bien des lettrés japonais sans jamais pouvoir décider oui ou non ils sont véritablement pertinents. Lorsqu'ils semblent intentionnels, on doit les transposer. Mais c'est rare.

Veut-il expliquer à mes compatriotes comme traduire le haiku, l'un des plus avertis des présentateurs du haiku, il ne sait donc pas leur expliquer l'essentiel. Voilâ sans doute pourquoi les Français eurent tant de mal, depuis lors, à compoçer de bons haikus. Vers 1920, avant Bonneau, Eluard, Paulhan, d'autres écrivains moins connus, avaient -avec des fortunes diverses- tenté de fabriquer des poèmes qui ressemblassent au haiku. Depuis Bonneau, je n'ai vu personne chez nous qui en tirât quelque profit.

Dans le monde anglo-saxon, je m'occuperai d'abord de deux des plus illustres: Kenneth Yasuda, The Japanese Haiku, et les six volumes de Blyth: Haiku et History of Haiku. Il suffit de lire les traductions Selected haikus publiés pp. 183-203 du Yasuda pour comprendre que cet infortuné n'a rion compris. Il ne tient aucun compte du syllabisme, et s'obstine à faire rimer la première et la troisième séquences! N'insistons pas. Mais le prestigieux Blyth, celui qu'un Japonais de ma connaissance considère quasiment comme le plus grande des hommes, parce qu'il donna au haiku la plus grande part de sa vie? Eh bien si Yasuda se préoccupait avant tout de rendre le haiku acceptable aux Américain, Blyth, tout féru de cet oecuménisme superficiel qui nous vaut le yoga pour tous, le zen, au rabais, et l'eau minérale yin (à cause du yin et du yang), fait du haiku un genre avant tout spirituel (au sens religieux du mot): Angelus Silesius, Nietzsche, Keats, Spinoza, Whitman, Epictète, Saint Augustin, Marc Aurèle, Maître Eckhart, Thoreau, Saint Paul, Wordsworth et tutti, quanti composent avec Bashô, Kikaku, Issa, Akutagawa, et compagnie une salade russe (ou russo-japonaise?). On ne s'étonnera done pas s'il reconnait que: «The author's interpretation of many of these poems may scem to be somewhat arbitrary, drawing out meanings never intended by the writers themselves. Within limits, this is not only excusable but necessary [...].» Quel aveu!

De fait, l'hiver dernier, au cours d'un exposé de deux heures où je discutai devant une soixantaine de traducteurs professionnels une vingtaine de traductions (anglaises, allemandes, espagnoles, russe, portugaise, etc.) de

Furu ike ya...

je n'eus aucune peine à montrer que ni l'une, ni l'autre, ni la troisième des versions proposées par le grandissime spécialiste du haiku ne restituait en anglais un seul des traits pertinents de ce haiku dont Bashô considerait qu'il était celui qui lui avait enfin offert la perfection du genre. Obsédé par son oecuménisme, lorsque Blyth (Haiku I, pp. 390-391) disserte sur les prenoms personnels et leur rendu, voici ce qu'il arrive à concocter: «The lack of their use in Greek and Latin, in Chinese and Japonese, had a deep significance, and when we use the personal pronoums in translation, the whole life feeling is changed. The opposition of ego and cosmos is there, and once there ineradicable. In Oriental feeling, in its poetry and art and music, the cosmos is suffused with "I", though not coloured by it.» Ce n'est de ça seulement qu'il s'agit en japonais. Les niveaux de langue, dus à la structure hiérarchique de la société japonaise, sont calqués sur la structure des classes, et par ce biais expriment la personne. Voilà le fait essentiel; mais, tout occupé de nuées zénistes, et de cette sensiblerie dont saint Jean de la Croix écrivait qu'elle ne méritait pas «quatre maravédis de considération», Blyth escamote les élements sociologiques qui donneraient à l'expression des pronoms personnels une tout autre importance: politique.

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Pour le reste, il ne vaut guère mieux que Bonneau: «On the one hand, to put nothing in the English version which is not in the original; on the other, to endeavour to imply in the translation what is meant to be inferred from the Japanese.» Principe naïf et puéril, b.a. ba de toute traduction, mais qui ne nous avance guère quand nous mesurons à dix-sept syllabes distribuées en trois séquences 5 + 7 + 5, on a quelque kiregi, comme les deux ya des deux haikus que je citai. Reconnaissons toutefois que Blyth pose la question du singulier ou non dans les versions du haiku, et qu'il fournit la bonne réponse: «In translation, the question of singular and plural is important [...] As a general rule, it is the singular that is intended in haiku De fait, quand Bashô écrit, ce que Bonneau traduisit:


      Morte la branche;
Posé, le corbeau:
      Soir d'automne!



il est évident que le pluriel (soit à branche, soit à corbeau), gàche le poème. On doit du reste ici se demander si l'article défini n'est pas lui-même une erreur et si l'indéfini ne restitue pas mieux le ton. J'ai donc été surpris de voir René Sieffert risquer ici un pluriel:


      Sur une branche morte
Les corbeaux se sont perchés:
       Soir d'automne.



Certes mieux vaut une branche, que la branche; mais les corbeaux ont beau vivre en compagnies, le haiku n'étant pas un poème réaliste, un seul corbeau est infiniment plus spectaculaire que plu sieurs, s'il s'agit d'évoquer un soir d'automne. De la même façon, dans Furu ike ya, il ne faut qu'une grenouille pour susciter dans la vielle mare, et son eau morte le renouveau.

Je proposerais donc:

Une branche morte,5
Un corbeau s'y est posé (perché?):7
Tout un soir d'automne.5


(il me semble que le tout, que j'introduis pour sauver le mètre, est implicite dans le tableau): Mais je peux dire aussi; simplement

Soirée en automne.5


Les pages 72-74 de Henderson dans son Haiku in English, valent beaucoup mieux à elles seules que tout le chapitre du tome premier de Blyth, qui traite le même sujet. Les lecteurs de langue espagnole en trouveront l'essentiel aux pages 228-229 du récent ouvrage de Fernando Rodríguez-Izquierdo: El Haiku Japonés (Guadarrama, 1972).

Ce n'est point parce que je me trouve à Madrid pour la première fois de ma vie qu'aux opinions françaises, ou anglaises, sur la traduction du haiku je vous avoue préférer les deux chapitres du japonologue sévillan: les pages 152-187, qui traitent du problème linguistique de cette opération, et les pages 126-138, du haiku en traduction. Mon seul grief sérieux concerne ce qu'il écrit de la rime: à   —21→   l'en croire: «en la traducción del haiku es posible hacer uso de la rima; es, desde luego, un recurso ajeno al genio del idioma japonés, donde las rimas serían muy pobres por la ausencia de acentos y el final uniforme de las palabras en vocal o en -n. Pero la rima en traducción puede tomarse como un equivalente de otros valores de sonoridad y énfasis del japonés». It ajoute que «la rima refuerza (en espagnol du moins) palabras clave, o puede considerarse que tiene el mismo papel que el "kireji" en el haiku japonés». Ce faisant, il défend expressément le parti-pris de Kenneth Yasuda: «Así lo hace Kenneth Yasuda.» Eh bien, Yasuda se trompe. Le haiku étant par essence un monostique, ne peut pas tolérer la rime.

Peut-être aussi votre compatriote exagère-t-il l'importance de «las aliteraciones, onomatopeyas» où il n'a pas de peine à discerner des valeurs connotatives plutôt que dénotatives. Pour en avoir l'esprit net, il faudrait comparer à la fréquence normale de chaque voyelle, de chaque consonne en japonais la fréquence de cette même consonne, de cette même voyelle, dans chaque haiku étudié en vue d'une traduction; et encore, s'agissant de dix-sept syllabes seulement, tenir le plus grand compte du caractère aléatoire du rapport ainsi obtenu: sauf les cas, plus rares qu'on ne pense, pensé, où l'allitération est évidente, ou l'insistance sur telson vocalique.

Enfin, quand j'examin ses traductions de haikus, je regrette qu'il ait choisi de ne pas s'astreindre au compte des syllabes, et à leur distribution: «no nos hemos atado a condicionamiento métrico alguno, salvo el de una gran brevedad como tónica general». Ce qui ne me paraît pas suffisant.

Mais, outre qu'il insiste sur la valeur poétique du singulier dans le poème japonais: «por lo general el singular es preferible en la traducción»,

a) il a su donner aux syntagmez nominaux toute leur importance: «Cuando en el original hay un estilo nominal que prescinde de verbos, hemos procurado conservar en la traducción ese dinamismo que la ausencia de verbo representa, por el salto mental que supone la mera relación entre sustantivos.»

b) il a signalé la difficulté de traduire le kireji, le mot-césure (c'est déjà beaucoup).

c) il a compris et affirmé qu'il est délicat de restituer en nos langues démocratisées comme nos sociétés «los distintos niveles de lenguaje, en plano sincrónico o diacrónico».

d) il a su goûter et voulu qu'on rendit la valeur connotative du mot de saison, le kigo.

Tels étant les critères de pertinence, il faudrait proposer des traductions conformes à ces normes. Dans le livre que je prépare, j'ai consacré deux longs chapitres à la traduction des deux haikus de Bashô oités plus haut, tous deux entièrement composés de syntagmes nominaux. Il me faudrait deux heures pour exposer en détail les questions relatives à chacun d'eux et pour examiner les traductions jusqu'ici proposées, avant de suggérer les miennes. Du moins puis-je conclure qu'à mon sens, la seule façon de présenter aux Européens des haikus et plus généralement aux étrangers c'est d'adopter la méthode à laquelle se rallie engras votre compatriote dans la seconde partie de son essai: «Haiku, traducción y comentarios», savoir:

Fournir le texte japonais; en proposer un mot à mot rigoureux, avec un exposé succinct mais précis des fonctions grammaticales; une indication touchant la valeur de chaque kigo, une autre qui concerne le kireji enfin un commentaire, à la fois   —22→   linguistique et esthétique, qui justifie les ruses de syntaxe, de ponctuation par lesquelles on peut tenter d'un restituer quelque chose. A lors seulement on donnera une traduction, qui s'interdira tout jeu de rime, et qui s'imposera de respecter le syllabisme des trois séquences, en les disposant horizontalement sur une ligne, avec deux blancs marquant les coupures métriques: de la sorte, enfin, les étrangers comprendront que le haiku n'est pas un tercet mais un monostique: ce qui me semble aussi digne d'intérêt, sinon plus encore, que la définition qu'en donnait Erza Pound «one image poem». Sans doute; mais surtout: «one line poem», ce que toust le monde oublie trop longtemps (je ne m'exclus pas du let des coupables. Du moins m'offrez-vous l'occasion de battre ici ma coulpe, de venir à résispiscence).