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À la lettre: pour une lecture littérale du "Criticón"

Nadine Ly


Université de Bordeaux III



Les lignes qui suivent proposent un fragment de lecture littérale du Criticón. Doublement fragmentaires, elles ne concernent que les chapitres d'ouverture (Première partie, première crisi) et de clôture (Troisième partie, douzième crisi) et ne mettent en lumière qu'un aspect de la littéralité du livre, celui de la mort du naufragé. Néanmoins, les observations qu'elles formulent jettent les premiers fondements d'une théorie de la littéralité, dont elles illustrent et la problématique et la démarche.

Aucune lecture littérale ne saurait être une première lecture, ni une lecture linéaire. La première lecture est une lecture paradoxale: étant une lecture-découverte, elle présuppose l'effacement du lecteur et sa soumission à un être inconnu qu'il s'approprie progressivement; cependant, la découverte de l'inconnu ne peut se construire que sur l'ancrage d'éléments connus ou prétendus tels, reconnus réellement ou imaginairement. La première lecture est le lieu et le moment d'une projection massive du sujet lisant dans l'objet-texte. L'objet de la lecture y devient le miroir du sujet dont la réflexion dans le texte se produit au terme d'un travail double et réciproque de mise en résonance de l'un par l'autre.

Par ailleurs, la linéarité empêche, de mot à mot, de ligne à ligne et de page à page, la perception synchrone de tous les éléments qui construisent la littéralité du tissu textuel. Comme le dévidement temporel des jours, les pages qu'on tourne effacent le texte déjà parcouru, dont seule une mémoire implacablement sélective et mutilante, mais aussi structurante et constructrice, maintient la cohérence et la continuité:

«Advierte que vamos subiendo por la escalera de la vida, y las gradas de los días, que dejamos atrás, al mismo tiempo que movemos el pie, desaparecen...»


(Critilo à Andrenio, ed. Romera Navarro, University of Pennsylvania Press, 1938, t. I, I, 6, p. 212).                


Il faudrait au lecteur-voyageur du livre la mémoire d'un Funes el Memorioso pour éviter de laisser son attention ne s'accrocher qu'aux signaux ou «aspérités»1 que met en relief ou que suscite l'investissement massif du sujet lisant dans le texte. Une telle mémoire garderait constamment présent à l'esprit l'entier du tissu textuel, entièrement déployé et entièrement visible jusque dans ses moindres détails. Elle aboutirait à une saisie simultanée de tous les «moments» du livre, dont la perception ne serait plus successive mais synchrone et, de ce fait, totalement spatialisée. Or, la lecture, c'est du temps; la lecture ne conçoit d'espace -son espace- que monovectorisé, comme le temps: revenir en arrière c'est recommencer le voyage à partir de n'importe quel lieu déjà traversé et pris comme nouveau point de départ d'un parcours toujours orienté de gauche à droite, irréversible. La lecture c'est l'anti-boustrophédon.

Saisir un texte dans sa totale littéralité revient donc à refuser l'iter legere, l'obligation de suivre le sens imposé -producteur d'un sens trop lié au sujet- pour couvrir l'entier du vecteur, et le couvrant, perdre de chapitre en chapitre et de page en page, la matérialité de tous ses signes. Au fond, le livre de Gracián pourrait bien n'être qu'un gigantesque jeu de mots (d'un millier de pages) sur la paronymie iter/iterum legere (faire la route et la refaire ou relire) et sur la bisémie iter/librum legere qui diffracte un même parcourir (legere) en parcours spatio-temporel («el curso de tu vida») et en lecture («en un discurso») ou en livre.

Tel est, parmi tous les sens du Criticón, celui que, momentanément, je choisis de privilégier: refusant l'iter legere, la voie ou le sens obligatoire de la lecture linéaire, je vais essayer de spatialiser le livre, ou plutôt de spatialiser le temps du livre, en le morcelant, en affrontant ses fragments, en immobilisant le discours. Or, il apparaîtra qu'autant le refus du sens unique que le désir d'immobilisation et de saisie littérales sont inscrits dans la lettre du texte et dictés par elle: en aucun cas ils ne relèvent de l'imaginaire du lecteur. Au-delà de toutes les significations qu'il construit, le voyage de Critilo et d'Andrenio, à l'intérieur d'un espace monovectorisé comme le temps, et d'un temps dédoublé et redoublé (à Andrenio est dévolu l'iter legere et à Critilo l'iterum legere, ce voyage pourrait, en dernière instance, dans sa signification la plus abstraite, n'être que la mise en récit et en «filosofía cortesana» du procès même de la lecture et de la relecture2.

Le temps du Criticón c'est celui qui sépare la mort refusée de la mort acceptée, c'est-à-dire le temps d'une vie, ou celui d'un livre, et plus encore, c'est le temps d'une méditation sur la mort euphémisée en voyage vital; c'est, enfin, l'instant mortel qui sépare l'angoisse ultime de la sérénité définitive, instant que l'écriture spatialise, étend, découpe, organise, amplifie et diversifie au point que le lecteur oublie la littéralité textuelle et en arrive à lire la mort comme une aventure nouvelle, une péripétie romanesque qui vient conclure toutes les autres.

L'instantanéité du temps et sa mise en perspective sont inscrites dans les premiers mots de la première partie du livre:

«Ya entrambos mundos habían adorado el pie a su universal monarca el católico Filipo...».


Comme il s'agit de Philippe IV (1621-1665), il apparaît que Gracián inscrit dans le passé le contexte historico-politique de son présent, et l'inscrivant dans le passé, il lui concède l'espace d'une mise à distance, d'une mise en perspective.

D'ailleurs l'amplification du présent et sa mise au passé sont soulignées par l'exceptionnel abandon de l'imparfait ou du passé simple au bénéfice d'un présent géographique et cosmographique:

«era ya real corona suya la mayor buelta que el sol gira por el uno y otro emisferio, brillante círculo en cuyo centro yace engastada una pequeña isla, o perla del mar o esmeralda de la tierra: diola nombre augusta emperatriz...»


puis d'un présent d'actualité économique, lui-même dédoublé en présent simple et en présent composé, de sorte que la mise en perspective passée du présent, d'abord déclarée par l'alternance plus-queparfait/imparfait/parfait, s'intériorise désormais au présent lui-même:

«Sirve, pues, la isla de Sta. Elena (en la escala del un mundo al otro) de descanso a la portátil Europa, y ha sido siempre venta franca, mantenida de la divina próvida clemencia en medio de inmensos golfos, a las católicas flotas del Oriente».


La duplicité du temps du récit (présent déclaré au passé/présent qui ouvre en lui son passé) fait donc de la saisie synchronique une coulée diachronique en la transformant en flux chronologique, en durée.

Or, c'est le même traitement de l'espace que construisent les premières lignes du livre, mais dans l'ordre inverse.

L'espace du récit est le lieu transitionnel le plus reculé de l'espace du MOI/ICI/MAINTENANT qui se puisse écrire. Il s'agit de la mythique et très réelle Sainte-Hélène. Fray Luis de Granada (cf. Romera Navarro, loc. cit., p. 104, note 9), moins ambigu que Gracián, la compare explicitement à un hâvre paradisiaque et providentiel:

«En la navegación que hay de Portugal a la India Oriental (que son cinco mil leguas de agua) está en medio del gran mar Océano, donde no se halla suelo, una isleta despoblada que se llama Sancta Helena, abastada de dulces aguas, de pescados, de caza y de frutas que la misma tierra sin labor alguna produce: donde los navegantes descansan y pescan y cazan, y se proveen de agua. De suerte que ella es como una venta que la divina Providencia diputó para solo este efecto, porque para ninguno otro sirve».


Le texte de Gracián, autrement troublant, en fait le lieu d'une double transition et le modèle originel de tous les lieux traversés par les deux «peregrinos del mundo, pasajeros de la vida»:

«Sirve, pues, la isla de Santa Helena (en la escala del un mundo al otro) de descanso a la portátil Europa...».


La parenthèse isole, met en relief, et simultanément en retrait, une phrase dont tous les mots peuvent se lire à «dos luces»: «palabras januales» qui imposent une double lecture, une double géométrie, un espace double.

En verticalité ascendante («amplificatio», «auxesis»)3 escala désigne l'échelle qui permet de passer de ce monde à l'autre (del un mundo al otro):

«El otro mundo: significa la otra vida, que esperamos después de esta, adonde van las almas de los que mueren» (Autoridades).


L'échelle est celle de Jacob, et l'île mythique devient le lieu par excellence du passage. Ce passage n'est pas seulement le dernier, car l'île est aussi escale:

«Escala: Vale asímismo el parage, sitio o Puerto señalado para poder entrar en alguna Provincia... Por lo regular se entiende de Puerto o parage marítimo...

Se toma también por Puerto de mar, destinado especialmente para el trato y comercio...»


C'est alors l'ingénieux concepto «portátil Europa» (Europe enlevée par le taureau et les flottes qui viennent d'Europe) qui fait lire derrière del un mundo al otro: del un mundo al nuevo. C'est le concepto qui donne à l'espace son horizontalité (dilatatio) et qui fait de l'échelle une escale maritime. Car le sens «premier» du fragment enfermé dans la parenthèse, sens fortement signalé par l'adjectif otro, désigne l'île comme lieu de transition d'une vie à l'autre, de l'ici-bas à l'au-delà, transition dont escala dit l'instrument et la dynamique ascensionnelle. Le sens «second» ajoute à la géographie mythique une géographie réelle, à la verticalité métaphysique l'horizontale physique, et achève de construire complètement l'espace fictionnel. Il y a plus. L'éloignement spatial du lieu transitionnel s'associe à l'éloignement temporel construit par l'expression au passé (cf. supra). Mais cette expression au passé concerne, on l'a dit, un référent contemporain, présent. A l'inverse, l'île lointaine, spatialement lointaine, va être brutalement rapprochée, et venir s'inscrire dans l'espace du narrateur qui, par le biais d'un déictique, la ramène à son Ici/maintenant:

«Aquí, luchando con las olas, contrastando los vientos... solicitaba puerto un náufrago...».


Le déictique Aquí détruit la double distance spatio-temporelle qui sépare le lieu et le présent du narrateur du lieu et du temps du récit, l'île lointaine où sont localisées, au passé, les premières péripéties du roman: l'espace est donc soumis à la même duplicité que le temps. Alors que les distances spatiales s'annulent et deviennent le lieu ponctuel de l'ICI, le présent ponctuel, quant à lui, s'étire et devient durée temporelle. Il s'ensuit une équivalence totale entre l'espace-temps de la fiction et le lieu spatio-temporel occupé par l'instance narratrice. Cette équivalence, inscrite dans la lettre du texte, est constamment occultée ou brouillée par des structures narratives qui, imposant le moule reconnaissable de l'écriture romanesque, empêchent qu'on lise littéralement les mots du «récit». On pourrait dire que la dynamique fictionnelle crée et institue un sens (cheminement et signification) qui se superpose à la littéralité textuelle: le passé et la distance spatiale ouvrent la perspective d'un double éloignement qui déclenche la mise en situation fictionnelle; l'île lointaine et providentielle focalise puissamment l'attention et devient le lieu privilégié de toutes les aventures, l'escale de l'imaginaire, au point que sa fonction transitionnelle ultime s'oblitère totalement.

Après avoir posé l'équivalence de l'ICI/MAINTENANT et d'un LÁ-BAS/AVANT, les premières lignes du livre construisent aussi la circonstance événementielle ou narrative qui sert de point de départ et de déclencheur à l'entier du roman. Il s'agit d'un naufrage (dont l'antécédent le plus proche est sans doute le naufrage qui ouvre la Soledad primera de Góngora) catalyseur romanesque et mythique de toutes les odyssées:

«Aquí, luchando con las olas, contrastando los vientos y más los desaires de su fortuna, mal sostenido de una tabla, solicitaba puerto un náufrago, monstruo de la naturaleza y de la suerte, cisne en lo ya cano y más en lo canoro, que así exclamaba entre los fatales confines de la vida y de la muerte»:


Contrairement au peregrino des Solitudes, le náufrago du Criticón est un vieillard en train de mourir (cisne en lo ya cano y más en lo canoro), et sur le point d'être englouti par une mer démontée (olas... vientos) alors qu'aucun refuge ne s'offre à lui (solicitaba puerto). Ce lexique, inéquivoque, est celui du naufrage en mer. Mais celui-ci, immédiatement et littéralement, est mis en relation avec un autre plan: los fatales confines de la vida y de la muerte et devient l'inévitable naufrage vital, lié à l'humaine condition, à l'âge du héros, et au destin:

«contrastando... los desaires de su fortuna,... monstruo de la naturaleza y de la suerte».


Le naufragé est donc simultanément celui d'un désastre en mer et celui de toute existence parvenue aux frontières de la mort. C'est ce que signifie la belle lamentation sur la brièveté de la vie que l'agonisant prend le temps de déclamer au milieu des flots en furie:

«-¡O vida, no avías de començar, pero ya que començaste, no avías de acabar! No ay cosa más deseada ni más frágil que tú eres, y el que una vez te pierde, tarde te recupera: desde oy te estimaría como a perdida. (...)».


Le jeune naufragé des Solitudes ne devait l'apaisement de ses maux qu'à la mer (soit qu'elle l'engloutît et lui fît oublier un intolérable exil affectif, soit qu'elle fît de la mort le galérien de son salut):



«¡O mar, ô tú, supremo
moderador piadoso de mis daños!
Tuyos serán mis años,
en tabla redimidos poco fuerte
de la debida muerte,
que ser quiso en aquel peligro extremo,
ella el forzado y su guadaña el remo»


(Sol II, 123-129, ed. Beverley).                


Pour le vieillard du Criticón, le naufrage des années coïncide avec le naufrage en mer, et sa vie est perdue aquí et desde oy, c'est-à-dire au moment même où le livre commence et avec lui la fiction romanesque. Livre et fiction sont d'ailleurs prospectivés par un futur hypothétique qui, euphémisant le présent (virtualisant la part passée du présent) dit un futur qui naît dans le passé: desde oy te estimaría como a perdida Ce futur, non thétique, ramasse et condense à lui seul toutes les pièces de la construction du temps et de l'expression du présent que le texte offre à l'observation. C'est à partir d'un présent conçu comme un passé que le naufragé projette dans le futur le constat que sa vie est irrémédiablement perdue et qu'il est en train de mourir.

Ce que construit le conditionnel estimaría c'est le temps imaginaire qui s'ouvre à l'intérieur du présent, et plus précisément, à partir de la parcelle virtuellement révolue du présent, vers un futur qui ne se refermera qu'à la fin de la troisième partie du livre. Desde oy te estimaría como a perdida suspend donc la réalisation effective de la mort en faisant -lexicalement- de l'aujourd'hui, l'avant d'un temps imaginairement prospectivé (desde oy) et -morphologiquement- de la certitude présente une éventualité que viendront apparemment démentir les lignes consacrées au sauvetage du naufragé.

Ce que proposent, en fait, les lignes aperturales du Criticón c'est une double lecture, l'une dans la perspective de la vie, l'autre dans la perspective de la mort, et selon que le lecteur sera Critilo ou selon qu'il sera Andrenio, il s'installera dans un mourir maintenu en suspens, ou dans un vivre dont il oubliera l'issue. Tout le pousse à être l'Andrenio du voyage de sa lecture: le temps du récit étant le passé, le lieu une île perdue dans l'immense Océan, le naufrage est immédiatement accepté comme fictionnellement vrai. De plus, il est l'événement le plus ancien du récit. Y échapper reviendra donc à vivre après avoir failli mourir et la fluctuation entre la vie et la mort sera rejetée, comme un fait complètement révolu, dépassé, dans l'antériorité désormais transcendée de toutes les péripéties à lire et à venir. Ce que la lecture andrénienne oblitèrera sans hésitation, c'est la mortelle implication réciproque de cano et canoro: le chant (le livre) n'existe que fondé en agonie, et c'est bien ce que retiendra une lecture critilienne de l'oeuvre. Les trois parties et les trente-huit crises du Criticón n'occupent d'autre instant que celui d'une mort amplifiée, élargie, spatialisée, aux dimensions d'une vie, d'un voyage, d'un monde, et d'un livre: il n'y aura entre la mort aperturale et la mort ultime qu'un temps et un espace imaginaires et mémoriels, reconstruction opérée par le naufragé de la vie, tant qu'il aura pour lui l'espace plastique d'un vivre suspendu et d'un mourir en sursis.

Car le dénouement immédiat du naufrage (fictionnellement «vrai» et figural ou symbolique) continue de susciter les deux lectures:

«Cuando creyó hallarse en el seguro regazo de aquella madre común, volvió de nuevo a temer que enfurecidas las olas le arrebataban para estrellarle en uno de aquellos escollos, duras entrañas de su fortuna; Tántalo de la tierra, huyéndosele de entre las manos cuando más segura la tenía, que un desdichado no sólo no halla agua en el mar, pero ni tierra en la tierra. Fluctuando estaba entre uno y otro elemento, equívoco entre la muerte y la vida, hecho víctima de su fortuna, cuando un gallardo joven, ángel al parecer y mucho más al obrar, alargó sus brazos para recogerle en ellos...».


de même qu'à la Crisi IV, la fin du récit de la vie de Critilo:

«... la misma furia de la tempestad, y corriente de las aguas me arrojaron en pocas horas a vista de aquella pequeña isla tu patria, y para mí gran cielo... Aquí, ayudándome más el ánimo que las fuerzas, llegué a tomar puerto en esos brazos tuyos, que otra vez y otras mil quiero enlazar, confirmando nuestra amistad en eterna».


La dynamique romanesque propulse une lecture du sauvetage, du re-naître et du vivre dont les implications constituent les fondements mêmes de ce que pourrait être une théorie de la lecture. Dans la perspective de la vie rescapée, certains mots, certaines phrases ne peuvent se percevoir ou s'interpréter que métaphoriquement. Ainsi l'ange qui tend les bras au naufragé n'est-il ange que par métaphorisation du jeune homme providentiel, comme la petite île devenue gran cielo, pour avoir offert une assise stable au nouveau Tantale de la terre. L'amitié éternelle dont le naufragé confirme l'affirmation ne saurait être qu'hyperbolique, et l'éternité qu'une figure de la vie humaine. En revanche, c'est au sens premier et littéral qu'on lit llegué a tomar puerto, puisque les bras de l'angélique jeune homme préfigurent le hâvre insulaire où finit par aborder le naufragé.

Or, la troisième partie du livre, dans sa première et ses dernières crisis met en oeuvre les mêmes mots, les mêmes expressions et les mêmes phrases, mais expliqués et dévoilés dans la perspective de la mort, et qui plus est, dans les propos de la Mort elle-même.

Ce que l'ouverture du livre faisait lire dans la perspective du naître et du vivre, la fin du livre le fait lire dans la perspective de la mort, alors qu'il s'agit littéralement des mêmes éléments textuels. Il s'ensuit une inversion absolue de la perception métaphorique ou littérale, selon que les mêmes fragments surgissent aux premiers ou aux derniers moments du livre: extraordinaire coup de force de Gracián qui, avec une économie de moyens étonnante, met en problème et dynamise la construction même du livre et du comprendre. Et non moins remarquable réussite que celle qui oblige à relire les premiers chapitres (iterum legere) à la lumière d'une méditation sur la mort alors même que les derniers -ceux qui déclarent explicitement l'ultime passage: La Rueda del Tiempo, La suegra de la Vida et La isla de la inmortalidad- continuent à être lus comme ceux de l'aventure vitale, avec ses divertissements, ses spectacles, son théâtre, ses itinéraires, ses rencontres et ses péripéties.

Qu'on prenne maintenant la peine de considérer les fragments conclusifs qui répètent les fragments aperturaux et il apparaîtra que la lettre du livre détruit explicitement toute durée, tout cheminement, toute distance entre la mort refusée du début et la mort acceptée de la fin. Ainsi, au premier chapitre de la troisième partie, c'est toujours du même chant du cygne qu'il s'agit:

«Estaban ya nuestros dos peregrinos del mundo, los andantes de la vida, al pie de los Alpes canos, comenzando Andrenio a dar en el blanco, cuando Critilo en los dejos de cisne».


La onzième Crisi, La Suegra de la Vida, regroupe, en les appliquant à l'homme parvenu au terme de sa vie, les traits disséminés qui caractérisent le naufragé initial:

«Muere el hombre cuando había de comenzar a vivir, cuando más persona, cuando ya sabio y prudente, lleno de noticias y de experiencia, sazonado y hecho colmado de perfecciones... Pero no se ha de decir que murió agora, sino que acabó de morir, cuando no es otro el vivir que un ir cada día muriendo» (p. 262).


Et au point de départ du livre (pp. 12 et 13) ces groupes nominaux, auxquels le lecteur, pressé par la dynamique romanesque, ne prête pas l'attention qu'ils méritent: el discreto náufrago... el entendido náufrago... el advertido náufrago, et dans lesquels les adjectifs déclarent la somme du savoir, de l'expérience et de la sagesse, alors que le substantif désigne l'homme en train de mourir, métaphorisé par le cas particulier du naufragé (on observe qu'il n'aura de nom que lorsque le «roman» commencera véritablement). Mais il y a plus encore.

Dans ce même onzième chapitre, la Mort décide de raconter une histoire à Critilo, à Andrenio et à leur dernier guide emblème, le Peregrino. Elle accorde ainsi, le temps d'un récit, une trêve aux humains. Or, la Mort dit exactement ce que fait tout le livre: accorder une trêve au náufrago symbolique, qui, dédoublé, reconstruira son vivre et son mourir comme découverte et initiation, mais aussi comme mémoire puisque:

«las cosas las mismas son que fueron, sola la memoria es la que falta»


(La Rueda del Tiempo, III, 10, p. 243).                


faisant ainsi du Criticón une recherche et une récupération du temps perdu. Voici les propos de la Mort:

«Ora yo os quiero contar al propósito y al ejemplo y demos este rato de treguas a los mortales, que no hay suspensión de mis flechas como un rato de olvido, cuando la memoria de la muerte toda la Vida desazona».


Cette prodigieuse mise en abyme du livre dans son épilogue livre la clé de tout le roman et en dévoile le signifié ultime, à condition qu'on le lise comme la Mort enseigne à le faire:

«... que si la muerte para los mozos es naufragio, para los viejos tomar puerto».


Phrase qui ramène immanquablement à l'ouverture du livre et au «naufrage» du vieux cygne. Ce qui se lisait métaphoriquement doit désormais être pris au sens littéral (cf. supra ángel, cielo, p. ex.) et à l'inverse ce qu'on lisait à la lettre devient métaphore, ainsi la phrase llegué a tomar puerto en esos brazos tuyos signifie-t-elle que le naufragé commence à construire sa mort qui n'arrivera à sa perfection qu'à la fin de la fiction. Il apparaît ainsi que le naufrage initial est le signifiant d'un signifié dont la révélation est différée tout au long des 38 crises, la différance constituant l'espace du roman et le lieu de l'écriture.





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