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Eloge du Dr. Antoni Badia i Margarit, ancien Recteur de l'Université de Barcelone, Docteur «honoris causa» de l'Université de Perpignan1


René Andioc





C'est une grande joie pour tous que de voir associés en un même hommage un éminent représentant des sciences dites exactes et un spécialiste non moins illustre de celles que l'on qualifie d'humaines; leur présence conjointe en ce lieu revêt à mes yeux une haute signification: elle constitue la preuve que l'Université de Perpignan, loin d'être contaminée par une mode quelque peu étriquée, considère au contraire -après avoir pris, certes, le temps qu'il fallait pour admettre cette évidence- que toutes les disciplines ou familles de disciplines sont égales devant la science; c'est l'homme en effet, et non pas son champ d'activité, qui fait le chercheur scientifique -et, par voie de conséquence, il va de soi, quelquefois le «trouveur», car, comme l'affirmait naguère sous forme de boutade un grand linguiste parisien, catalanophone de surcroît, «des chercheurs, on en trouve; des trouveurs, on en cherche».

Voilà pourquoi notre Université s'honore en honorant ces deux grands «trouveurs», unanimement reconnus par la communauté scientifique internationale. Et puisqu'il m'incombe plus particulièrement de prononcer le discours de réception de l'un d'eux, je dirai d'emblée au Recteur Antoni Badia i Margarit que la brièveté du temps qui m'est imparti évitera à sa modestie foncière de subir une trop rude épreuve, car comment rendre compte en quelques minutes d'une aussi brillante carrière?

Bachelier à dix-sept ans sous la Seconde République espagnole et dans une Catalogne autonome, vous assistez, Monsieur, en 1939, à peine âgé de dix-neuf ans, à l'anéantissement des projets de votre peuple, et c'est dans une Université barcelonaise amputée d'une partie de son élite par le franquisme que va se préciser l'orientation d'une carrière essentiellement consacrée à la linguistique romane et à la langue et la culture catalanes. Votre thèse, soutenue à Madrid en 1945, est publiée peu après par la prestigieuse Revista de Filología Española, fondée par le maître Menéndez Pidal, et vous obtenez dans la cité comtale la chaire de Grammaire Historique Espagnole, tout en enseignant parallèlement la philologie catalane. Ce magistère, que vous allez exercer pendant quarante années, ainsi que votre intense activité de formateur à la tête d'une féconde école de chercheurs, vous feront qualifier un jour par un de vos disciples de «professeur socratique». Ces élèves, même aux heures de doute, vous ne pourrez vous résoudre à les quitter définitivement comme vous y invitent pourtant plusieurs Universités d'Europe et d'Amérique désireuses de s'assurer votre concours permanent, déterminé que vous êtes à partager le destin de votre terre au milieu de vos compatriotes. Mieux encore, vous dirigerez jusqu'à une date récente et pendant près de dix ans l'Université de Barcelone, et cela malgré la certitude que l'énorme et indispensable travail de réorganisation à mener aura quelque incidence sur le rythme de vos recherches.

Vous avez étudié, outre le catalan, l'espagnol, le portugais, le brésilien, les dialectes péninsulaires et le phénomène particulier des langues en contact, et, dans le cadre même de la langue catalane, la formation de cette langue, la phonétique, la morphologie, la syntaxe, la sémantique, la toponymie, la littérature aussi; vos Études de phonétique et de phonologie catalanes, publiées en 1948, et votre Grammaire historique catalane, parue en 1951, témoignent notamment de cette période de votre recherche.

Vous avez très tôt compris qu'il était indispensable pour un chercheur d'établir de nombreux contacts avec les collègues et les groupes ou écoles de l'étranger: votre participation à de nombreux congrès et colloques, dont la présidence vous fut souvent confiée, votre enseignement dispensé comme «Gastprofessor» aux Universités de Heidelberg et Munich, comme «Visiting professor» à celles de Washington et Madison, plus tard comme professeur associé à la Sorbonne, en constituent la parfaite illustration. Et, par un juste retour des choses, ces séjours et ces échanges ont ouvert de nouvelles perspectives à votre activité, élargi l'espace où se mouvaient ce que vous appelez joliment vos «inquiétudes scientifiques» et qui était jusque là celui de la grande tradition linguistique historique chère à Menéndez Pidal: vous êtes donc devenu un pionnier de la linguistique structurale et de la sociolinguistique, dont les travaux, fondamentaux, sont partiellement recueillis dans Langue et culture des pays catalans, paru en 1964, et dans cet ouvrage toujours d'actualité après vingt ans qu'est La langue des barcelonais; votre participation active au processus de normalisation de la langue catalane, depuis la liturgie jusqu'au langage administratif, montre que cette langue que vous avez admirablement étudiée, vous avez contribué en retour à l'enrichir et à lui conférer sa dignité de langue romane et moderne à part entière, parlée par sept millions d'individus. Mais je m'aperçois que j'ai à peine cité trois, peut-être quatre, de vos oeuvres, et il est donc temps de dire que votre bibliographie scientifique, au sens rigoureusement strict du terme, s'élève à plus de deux cent cinquante titres. Vous avez d'ailleurs confié un jour à l'un de vos disciples: «si je m'arrêtais de publier, je crois que je mourrais»; connaissant vos actuels projets de recherches, je n'ai aucun mérite à vous prédire une très longue vie...

Il faudrait, pour être juste, ajouter à ces travaux votre incessante activité de divulgation de la culture catalane jusque dans le moindre village de votre pays, mais je me ferais rappeler à l'ordre pour cause de prolixité; je me limiterai donc à rappeler que vous avez été membre de la Commission de linguistique pour les actions thématiques programmées au C.N.R.S. en 1973-1974, président de la Société de Linguistique Romane, que vous êtes membre correspondant de l'Académie Royale d'Espagne depuis 1965, et que vous avez également présidé en 1986 le Deuxième Congrès International de la Langue Catalane.

Enfin, il m'est agréable de rappeler aussi que lorsqu'une poignée de dangereux fanatiques, dont j'étais, parvint à obtenir la création d'un premier diplôme universitaire de catalan, comme prélude à celle d'un cursus complet, nos étudiants purent bénéficier de votre collaboration scientifique et pédagogique à cette entreprise.

Avant d'entamer ma classique péroraison, qu'il me soit permis de saluer respectueusement celle qui, tout au long de votre carrière si bien remplie, a su vous apporter son réconfort et son aide éclairée.

Et puisque j'ai tenté de définir, au pas de charge, votre itinéraire, je crois que la définition que donnait de sa propre démarche un grand écrivain catalan, cher à votre coeur, durant les heures sombres, s'applique parfaitement à celle, exemplaire aussi, qui fut alors la vôtre:


Oh, que cansat estic de la meva
covarda, vella, tan salvatge terra,
i com m'agradaria d'allunyarme'n
nord enllà,
on diuen que la gent és neta
i noble, culta, rica, lliure,
desvetllada i feliç
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Però no he de seguir mai el meu somni
i em quedaré aquí fins a la mort.
Car sóc també molt covard i salvatge
i estimo més amb un
desesperat dolor
aquesta meva, pobra,
bruta, trista, dissortada pàtria.



Ce titre de Docteur «honoris causa» que vous décerne notre Université, après celle de Paris-Sorbonne et celle de Toulouse-Le Mirail, recevez-le donc, je vous prie, comme un hommage respectueux et admiratif à un pionnier de la recherche scientifique moderne, un combattant pacifique -et victorieux- pour la défense et illustration de la langue et de la culture de son peuple, un grand Honnête Homme.





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