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La mémoire bohème espagnole: entre reconstruction d'un moi mouvementé et hommage à une tribu littéraire

Xavier Escudero





Le bohème espagnol fin-de-siècle se regarde et témoigne, observe et se justifie, se tourne facilement vers un passé révolu, le plus souvent pour «s'en délecter» et non pour le «maudire». Il privilégie dans les écritures de l'intime, l'autobiographie, le journal intime et les mémoires, des écrits qui «ne constituent pas réellement un genre littéraire [-si ce n'est l'autobiographie dont le code a été défini par Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions-] puisque ce qui les réunit, c'est moins une série de traits formels qu'un sujet commun: le moi»1. Le bohème est un être recentré sur lui-même, qui a le sens aigu de sa personne, de ses faiblesses, de ses limites2. D'ailleurs, l'écriture diaristique devient un miroir (d'où le rôle de confident) et permet à l'individu de se reconstruire: le diariste pratique l'autoanalyse (fonction active du journal intime), il se confesse, fait son examen de conscience et goûte le plaisir de se replonger dans les profondeurs de la vie passée. Iluminaciones en la sombra (1910) d'Alejandro Sawa répond à ces critères de genre et devient une réponse à la question sur le sens ou la valeur de la réélaboration de la mémoire bohème. Pour d'autres, la fonction de mémorialiste présidera le choix d'une tentative de reconstruction d'un passé collectif, reléguant au second plan (vainement?) la présence du moi de l'auteur. L'un de ceux qui offrent un retour intéressant sur ce groupe socioculturel original et marginal de la bohème littéraire espagnole fin-de-siècle est Isidoro López Lapuya dans ses mémoires La bohemia española en París a fines del siglo pasado (1920). En tant que témoin mais aussi acteur de cet art de vivre, il se propose d'en offrir une vision objective et structurée (ainsi qu'il l'assure dans son introduction), afin de le sauver de l'oubli, mais il finit par se laisser gagner par les sentiments, la marée de la mémoire, glissant malgré lui de sa fonction de mémorialiste vers celui d'autobiographe.


Iluminaciones en la sombra: entre autobiographie («entreprise de reconstruction globale du vécu»3) et journal intime («quasi-simultanéité avec la vie»4)

La création littéraire de la bohème espagnole de la fin du XIXe au début du XXe siècle est principalement marquée par un retour sur une expérience vitale tragique marquée par la douleur. Les bohèmes, qualifiés de parasites de la République des Lettres, sortes d'êtres «monstrueux», car se rangeant facilement dans la provocation et la marginalité, adoptant des attitudes dérangeantes, reviennent dans leurs écrits sur leur expérience ou leur art de vivre privilégiant souvent le choix d'une écriture centrée sur le moi mouvementé, intime et personnel du bohème. Pour certains, tel Alejandro Sawa dans Iluminaciones en la sombra (1910), le choix d'une écriture autobiographique (et diaristique) répond au souhait de se reconstruire personnellement par l'écriture -le plus souvent morcelée, de reconquérir un moi ou de se forger une nouvelle identité, de renaître et de se purger.


Définition d'une écriture instable

Iluminaciones en la sombra, «aquel libro misceláneo»5, paru à titre posthume en 1910 grâce aux soins personnels et généreux de son épouse, Jeanne Poirier, et de deux des plus grands amis de Sawa, Ramón del Valle-Inclán6 et Rubén Darío7, constituent un recueil d'articles journalistiques, de pensées intimes, quotidiennes, d'«iconographies» personnelles dépeignant les figures littéraires ou publiques estimées de l'auteur (Verlaine, Baudelaire, Musset, Poe, Charles Morice, Enrique Gómez Carrillo, Julio Burell, Louise Michel...). Il définira lui-même son dernier livre comme «un libro de crítica e intimidades». C'est surtout un journal intime (le titre originel donné aux quatre premières livraisons publiées dans la revue moderniste Helios, entre 1903 et 1904, était Dietario de un alma) où l'auteur mêle réflexions personnelles et souvenirs de sa vie passée (surtout de sa décisive étape parisienne): «por tanto, el eje estructural del libro es la personalidad misma del autor, con todos los altibajos, contradicciones y flaquezas del ser humano»8.

Ces illuminations offrent aussi un aspect de «chroniques», car elles témoignent d'une époque et d'un milieu littéraire révolus (la bohème espagnole à Paris des années 18909), même si le projet initial était autre: se reconstruire (par l'écriture)10, se forger ou réinventer une nouvelle identité. Cependant, Iluminaciones n'offrent pas tout à fait l'aspect d'un journal intime car les notations ne sont pas quotidiennes. Sawa pratique une écriture intermittente. Sa dernière création appartient pourtant à ce genre de l'écriture de l'intime: son «dietario de sensaciones y de tribulaciones»11 est un livre ouvert où l'auteur se répète, ressasse des impressions; un ressassement dû à la juxtaposition d'idées morcelées, de souvenirs épars que Sawa s'efforce d'ordonner. C'est un carnet, un recueil de pensées, de réflexions, de portraits.




Incipit et signification de son acte d'écriture

Nous pouvons partir d'un constat ou d'une vérité historique attestée par tous: Alejandro Sawa, se retrouvant dans une situation financière catastrophique, décide de rassembler souvenirs, impressions et articles divers, parus dans Helios principalement ou Alma española, afin de les publier rapidement. Iluminaciones en la sombra est un journal achevé, car limité dans le temps (limitation chronologique par les dates -de 1901 à 1908- et thématique). L'impératif d'une fin étant évident, Iluminaciones en la sombra est un travail de (re)composition. Il présente donc certains aspects propres à l'autobiographie, «virtuellement finie dès le départ»12. Iluminaciones s'éloignent du journal par la rareté de datation13, bien que pour Béatrice Didier, dans Le journal intime14, celle-ci ne soit pas aussi systématique, qu'elle soit quotidienne ou régulière, mais l'œuvre de Sawa s'y rattache par son écriture fragmentaire et par le fait que «le journal est souvent une activité de crise»15. Il compose cette sorte de testament littéraire en pleine déchéance physique (la cécité) et mentale (des crises nerveuses ou accès de folie le guettent et le dominent parfois; il en témoigne dans son «dietario»). D'ailleurs, la douleur, signe de crise, hante ces pages.

Iluminaciones, comme toute autobiographie, est une forme de confession laïcisée. Sawa se prend au jeu de l'autobiographe qui s'accuse de toute sorte de péchés (tentation masochiste): il cherche à se justifier sur l'apparente noirceur de ses agissements passés et sur la pureté de ses nouvelles intentions. Dès l'incipit qui se doit, comme dans tout écrit autobiographique, d'être éclairant, Sawa exprime le besoin de justifier son comportement passé, de rétablir «sa» vérité bohème: «Quizá sea ya tarde para lo que me propongo: quiero dar la batalla a la vida»16.

En tant que journal intime17, Iluminaciones veut jouer sur le mode de la parfaite sincérité à l'égard de soi-même18 et des autres. Le bohème s'accuse de paresse, d'une inconstance coupable, d'une fluctuation de la volonté (le journal comme acte de contrition) contre laquelle il souhaite lutter. Son journal est le constat d'un échec, d'une existence incomplète, déformée. D'ailleurs, le fait que l'auteur se place dans le projet témoigne de cette impuissance à produire19:

No he escrito ni una línea y son ya las once de la mañana.

No salí ayer de casa por miedo a que la gente echara de ver mi inopia cerebral. Me pasé todo el día ante el balcón cerrado mirando allá a lo lejos, y me acosté a las seis de la tarde. Las once de la mañana son y estoy escribiendo estas líneas en la cama.

No es pereza, sino postración20.



Nous connaissons la difficulté de Sawa à se mettre au travail21. Sa production est maigre. Par manque d'argent, Iluminaciones, capitalisation des souvenirs et impressions de l'auteur, vont lui permettre non seulement de se constituer un petit capital, puisqu'il était prévu à la publication, mais aussi de se substituer à une œuvre de création, n'offrant aucune coupure avec la réalité. Dès l'incipit, le bohème se propose de renaître à la création22: cette plongée dans son passé, ses souvenirs, sa quotidienneté constitue un retour à l'intériorité, à l'espace du «dedans», où s'écrit la solitude, de «cette bienheureuse intériorité» (Béatrice Didier), opposé à l'espace du «dehors», signe de dispersion, de multiplicité. Il part à la reconquête d'un moi morcelé23. Ce retour sur soi s'accompagne de plus dans Iluminaciones en la sombra, renforçant le caractère égocentrique de l'écriture bohème, d'un autoportrait, «Autorretrato», paru originellement dans Alma Española en 1903 dans une section intitulée «Juventud triunfante». Sawa révèle dans cet article l'essence même de la psyché bohème caractérisée par une incapacité chronique à trouver une identité définie. Le bohème ne s'appartient pas, n'arrive pas à réconcilier les deux parties de son être (social et intime24). Tout en reprenant le concept rimbaldien du «Je est un autre», Sawa avoue son instabilité intérieure et l'échec de sa quête d'une identité littéraire propre25: «Yo soy el otro; quiero decir, alguien que no soy yo mismo. ¿Que esto es un galimatías?»26.

En 1904, lorsque cet article paraît, nous tenons la formule de l'essence tragique du bohème: toute sa vie, il n'aura été que la caricature de lui-même. Cet aspect n'échappera pas à Valle-Inclán qui s'aidera de la figure de Sawa pour créer son personnage Max Estrella, porte-parole de la formule «esperpéntica» en 1920. Récit des souvenirs heureux (de lectures, de sa saison dans le Paris bohème des années 1890) dans un temps de malheur (Sawa vit les dernières lueurs de sa vie, oublié et misérable, «extemporáneo»27), Iluminaciones réorganisent le sens d'une existence sous forme de confession, de mémoires. Sawa nous livre même ce pour quoi il a lutté durant toute une existence en réaffirmant de façon presque agonique sa profession de foi artistique: «En mis lutos, yo me plazco viviendo en lo azul, y en él me envuelvo, y de él me lleno y me embriago, [...]»28.

Iluminaciones en la sombra jouent sur les différents registres, tons et genres (critique, catégorique, lyrique), et se caractérise finalement par ce que Pierre-Jean Dufief appelle un «mouvement opposé de systole et de diastole», c'est-à-dire de contraction (repli sur soi, pensées intimes) et d'expansion (le moi dépersonnalisé, axiomes, chroniques, iconographies). Cette contradiction semble inhérente à l'écriture du journal où le moi est écartelé entre l'intime, le personnel et l'universel; c'est un moi actif («he decidido dar la batalla a la vida») soucieux de s'améliorer. Avec Iluminaciones, Sawa éclaire son passé et son présent, nous fait visiter son «musée intérieur».




Le «musée intérieur»: hagiographie bohème

L'écriture autobiographique s'inscrit dans la «rupture», la fragmentation, d'où la présence dans Iluminaciones de ce que l'on pourrait appeler montage ou collage de fragments de son propre journal intime et d'articles parus dans la presse. L'auteur opère nécessairement des choix et découpe dans cette masse informe qu'est le passé des fragments de vie, «c'est malgré lui qu'il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé les nuits»29. Sawa associe les figures de son musée intérieur à des constellations30. La présence de noms d'auteurs oriente la lecture des Iluminaciones vers une forme autobiographique de critique littéraire que l'on appelle aussi «journal externe»: Sawa fait revivre tout un monde disparu (la bohème madrilène; la bohème espagnole à Paris) à l'aide de portraits, de croquis, d'«estampas», d'iconographies qui bornent son itinéraire intellectuel. L'alternance de portraits d'écrivains (eux-mêmes copiés d'articles parus dans la presse) et d'impressions personnelles rend la langue de l'auteur protéiforme, comme son moi qu'il essaie de saisir (nous remarquons de nombreux «blancs» ou ellipses dans son journal31 ou secrets...)32. Dans ce sens, l'autobiographie prépare le terrain aux travaux de la psychanalyse; les silences, les non-dits font partie de l'esthétique de la rupture, de la fragmentation du journal intime. Enfin, Ernesto Bark, bohème et ami de Sawa, considérait, en 1913, ces Iluminaciones en la sombra comme la Bible bohème et cette galerie d'hommes et de femmes (une seule: Louise Michel) pourrait constituer l'hagiographie de la bohème littéraire espagnole.




La famille

Aux côtés des figures personnelles constitutives d'une certaine façon de penser et de concevoir le monde, Sawa compile quelques informations relatives à sa famille, qui n'occupent que de rares passages disséminés dans Iluminaciones en la sombra. Il évoque la maladie de sa fille33, l'hémiplégie de sa mère en 190434, la mort de son père35. Le journal intime devient «le confident de la souffrance et non du bonheur, témoin à charge et non à décharge»36. Le journal est l'écriture de la souffrance, de la maladie, est une garantie contre la folie: «Les fonctions du journal deviennent alors un peu celles de la cure psychanalytique, et l'écrit du diariste veut être un équivalent de la parole du patient sur le divan du psychanalyste»37.



Pour conclure cette première partie, Alejandro Sawa se confronte à lui-même ainsi qu'au temps, à ses souvenirs. Les Iluminaciones répondent parfaitement à la définition générale donnée par Marie-Madeleine Touzin dans L'écriture autobiographique:

Loin d'être une simple complaisance narcissique, elle [l'autobiographie] répond donc à des fonctions variées qui se superposent, se croisent, imposant un discours particulier ou jouant de la coexistence de discours différents. Car ces textes sont avant tout des textes littéraires où la forme prime: écrire sa vie, c'est d'abord choisir de lui donner une forme38.



Iluminaciones restent le récit fragmentaire d'une vie, d'une saison à Paris. Mais, elles rompent avec la tradition autobiographique dans la mesure où Sawa n'évoque nullement son enfance et se place dans le mythe. En effet, plus que l'hagiographie que l'on évoquait, les différentes figures littéraires et politiques qui sous-tendent le système de pensée de Sawa sont autant de figures mythologiques bohèmes créant un réseau de figures obsédantes fomentant le mythe personnel de l'auteur. L'écriture des Iluminaciones en la sombra, apparaît, dans son cas, comme l'ultime rempart contre la mort; ce livre conserve la trace d'une vie liée à un moment de l'histoire (Sawa est le témoin privilégié de la bohème espagnole à Paris et son «dietario», le symbole de toute une époque).

Ce travail de reconstruction d'un passé et d'un moi bohèmes réalisé par Sawa entre les années 1900 et 1909 sous la forme d'un journal peut s'inscrire dans la tentative de reconstruction globale d'un passé bohème, certes révolu, mais dont l'impact n'a pas été assez démontré. Avec Isidoro López Lapuya, la tentative de définition d'une bohème littéraire prend un nouveau relief: il ne s'agit pas pour lui de témoigner de son expérience bohème, bien qu'il n'échappe pas à cette tentation, mais de faire défiler sous nos yeux tous les acteurs de la bohème madrilène à Paris.






Isidoro López Lapuya, La bohemia española en París a fines del siglo pasado

Isidoro López Lapuya, dont le parcours biographique nous demeure encore inconnu, arrive à Paris le 13 décembre 1889, selon les premières lignes de ses mémoires parisiennes.


Définition et signification

[...] lo que hacemos en este libro es elogiar y recordar
amablemente aunque algunas veces no lo parezca
...39



Dès l'introduction, l'auteur essaie d'expliquer les raisons qui l'ont poussé à coucher sur le papier des souvenirs de jeunesse, «rientes y lozanos»40, mais aussi moins souriants, «amargos», selon lui. Il insiste sur l'intérêt purement historique, documentaire de son livre. On peut remarquer une certaine fierté de la part de l'auteur à sauver de l'oubli des faits et des figures qui sont passés inaperçus, insignifiants:

[...] estos hechos tienen interés retrospectivo, los presento a los escudriñadores de cosas que estarían perdidas para la historia a no recogerse por relatos de este género.

[...] valen también mucho los detalles de la vida media, de los hombres que iban camino de la cumbre y no llegaron a ella41.



Ses mémoires se rangent du côté des ignorés, des «vencidos», des artistes incompris, dont la seule mention, auprès de la foule fait sourire:

De esta categoría de artistas hemos conocido, estimado y aun admirado algunos, en aquellos rincones bohemios de París, alegremente iluminados por la Esperanza y la Belleza. Negar interés a esta bohemia sería tanto como desinteresarse de los comienzos de muchos de los que, al fin, han llegado a la meta42.



Isidoro López Lapuya dans son récit testimonial et anecdotique sur la bohème espagnole à Paris se situe plus dans une perspective de mémorialiste (rapport d'une époque; l'individu en rapport avec son temps) que dans une optique d'autobiographe.

Dans son livre, le mémorialiste Lapuya a un rôle d'acteur et de témoin: il fait valoir ce qu'il a vu, ce qu'il a vécu, ce qu'il a entendu:

No me censure nadie si en lo entrecortado de mi relato intercalo algunas reflexiones.[...]. Y además, si en este desfile del pasado, en el que yo también desempeñé un papel, no pongo yo algo mío, un poco de mi modo de pensar, faltará en realidad un personaje -para la exactitud de la expresión digamos un «parte de por medio»43.



A partir de la fin du chapitre XXII, nous devons constater que le «je» s'impose désormais, se renforce («no me refiero»44; «No detallaré, consignaré, he olvidado»45). Jusque-là, nous avions plutôt affaire à un «nous» de majesté ou à un observateur. D'observateur, Lapuya devient acteur de ses mémoires, s'inclut dans ce défilé, ce passé.

Le livre de Lapuya est une chronique de la vie bohème sur une période donnée, un journal littéraire ou documentaire (la part de récit est importante) car relatant des rencontres, rapportant des conversations, où le «moi» de l'auteur passe au second rang, voire un journal externe. L'auteur se propose de faire défiler le quotidien de ces Espagnols en exil forcé ou choisi, passant de Vinardell à Sawa, balayant ainsi la population hétéroclite des bohèmes espagnols à Paris. Par la présence des nombreuses rencontres avec autrui, La bohemia española en París a fines del siglo pasado appartient au registre des journaux dits «mémoires de la vie littéraire», à l'instar de celui des Goncourt, «défilé de figures bien réelles»46. Il ne travestit aucun des noms des bohèmes47, accumule les informations historiques, inscrit ses mémoires géographiquement (le Quartier Latin, les rues de Paris) et temporellement (les années 1890). Nous pouvons affirmer ici que López Lapuya ne veut être, pour reprendre les termes de Béatrice Didier, «qu'un chroniqueur de son temps, et capitaliser les renseignements sur ses contemporains»48.




Structure et style

Isidoro Lapuya remplit son rôle de mémorialiste avec un grand sérieux, mais avoue craindre de se relâcher stylistiquement par moments, gagné par la paresse: «Pero confieso, con la mayor sinceridad, que me agobia el trabajo y que temo, con temor invencible, caer en la vulgaridad de expresión y en la trivialidad de ideas»49.

Il est vrai que La bohemia relève plus du style journalistique où règnent la simplicité et l'efficacité (il n'y a pas de recherche ni travail particulier sur le style):

Verdad es que entre la manera de relatar de los maestros y la nuestra tal vez exista la misma que separa a la vivacidad del tedio: no hay modo de evitarlo: la plus belle fille du monde, ne peut donner que ce qu'elle a, como dice una canción, salida de Montmartre: bien lo indica su estilo. Pero si el lector pone un poco de buena voluntad en la lectura, es probable que ésta resulte grata50.






Alternance passé (temps du souvenir) / présent d'écriture

Ce va-et-vient constant entre passé et présent, entre figures à jamais disparues ou survivant à une époque révolue rend, peut-être paradoxalement, le texte des mémoires de Lapuya vivant, du moins non inscrit dans la permanence et la fixation du souvenir, vu qu'au moment même où il couche sur le papier une anecdote d'un des personnages de la bohème espagnole à Paris, il arrive que celui-ci décède: «Puedo hacer hoy esta rectificación, porque [ha] fallecido Joaquín Costa [...]»51.

Ainsi, les mémoires de Lapuya donnent l'impression qu'elles rattrapent et capturent tous ces personnages bohèmes du passé -fonction propre aux mémoires-, mais qu'en même temps ces derniers lui échappent. Le passage du temps se traduit par la disparition de certains endroits fréquentés par les bohèmes: leur disparition témoigne de la fin d'une époque. Sur le café Rouge, l'actuel Le Départ Luxembourg, faisant l'angle entre la rue Gay Lussac et le Boulevard Saint-Michel ou encore lorsqu'il souligne l'arrivée de l'électricité au moment où il écrit ses mémoires: «La media luz de las candilejas de petróleo sin mecha (no había que pensar entonces en la luz eléctrica) [...]»52.

Isidoro Lapuya se doit de rappeler régulièrement au lecteur la distance entre le temps du récit et le présent d'écriture: «Las generaciones presentes no conocen aquella abracadabrante historia...»53.




Organisation de son récit

Ses mémoires sont divisées en 36 chapitres: de son arrivée à Paris (C. I) à un défilé sous forme de liste des derniers bohèmes dont il veut graver les noms pour la postérité (C. XXXVI). Il ne se fonde sur aucun document écrit; il ne fait appel qu'à sa mémoire («No recuerdo la fecha y no me detengo en busca de papeles»54). Isidoro Lapuya est rigoureux; il n'obéit pas aux sursauts anarchiques de la mémoire et, à aucun moment, ou à de rares exceptions, il perd de vue son objectif qui est de rapporter sa bohème (et rien que la bohème): «Mas temo alejarme de mi plan. Me quedo con el Ferrer bohemio, el Ferrer de quien iré refiriendo anécdotas. [...]»55. Isidoro López Lapuya joue pleinement son rôle de mémorialiste et endosse dans toutes les circonstances ou scènes la fonction d'observateur ou témoin, ce qui lui permet, par exemple, de reproduire le dialogue entre le docteur Esquerdo56, éminent psychiatre et Manuel Ruiz Zorrilla, alors qu'il avait simplement été invité par ce dernier à monter dans sa voiture à finir sa promenade dans le Bois de Boulogne (Chapitre V, «Velada de armas»). Le mémorialiste a le souci de l'exactitude, de la précision des souvenirs: «Si no recuerdo mal...»57 et de l'ordre. Il s'excusera même d'ouvrir une parenthèse, qui modifie légèrement le plan préconçu58. Cependant, Lapuya, au chapitre XX, malgré les prévenances antérieures, avoue le manque d'organisation de son récit -autre qualité inhérente au récit de bohème (Pérez Escrich, en 1864, confessait l'échec de la maîtrise de son récit),- due à une mémoire brouillée («que esto del tiempo no está claro en mis embrollados recuerdos»59).

Il accepte aussi logiquement l'insertion de certaines digressions: «No me censure nadie si en lo entrecortado de mi relato intercalo algunas reflexiones»60.




La tribu bigarrée des bohèmes

Isidoro Lopez Lapuya rend hommage à toute une tribu littéraire et politique bigarrée qu'il compare à juste titre à une «banda picaresca, derrochadora de ingenio [...]»61. Cette tribu va du commerçant à l'étudiant, du charlatan à l'homme politique; elle passe incessamment de la rue au café, du café à un appartement, d'un appartement à une salle de rédaction, d'une salle de rédaction à un parc. L'une des figures centrales -et récurrentes dans les pages de ses mémoires- de la bohème politique à Paris est Manuel Ruiz Zorrilla62, chef politique en exil à Paris, «jefe revolucionario», «hombre público que no ha llegado»63. Certains personnages de cette bohème espagnole à Paris peuvent paraître atypiques, curieux comme le curé défroqué Gabarró, «escolapio que había colgado los hábitos, fundando en Barcelona La Tronada anticlerical». Il est vrai que Lapuya décline la bohème sous différentes appellations: la bohème littéraire, la bohème politique et militaire -«la bohemia zorrillista»-, la bohème universitaire, et, même, la bohème des marchands constituée de réfugiés espagnols manutentionnaires aux Halles Centrales, «verdadero vientre de París»64.

Le concept bohème devient sous la plume de López Lapuya une étrange galerie où se croisent des Espagnols exilés de tous bords, de tous les horizons. Il joue d'ailleurs tellement de cette situation ou fonction particulière de mémorialiste de la bohème espagnole à Paris, définitivement figée dans le passé -car au moment où Lapuya compose ses mémoires, nombreux sont ceux qui ont déjà trépassé-, qu'il se prend pour un véritable marionnettiste ou dramaturge plaçant à sa guise les personnages de cette galerie. De mémorialiste, il devient dramaturge; d'acteur, il passe à spectateur, l'anecdote devient «sainete» («Para terminar la representación de hoy (porque yo estoy viendo mis personajes como si estuvieran en escena), vamos con un breve sainete: [...]»65).

Pour conclure, ces mémoires ou chroniques d'une vie passée auraient-elles pu aider l'auteur à soulager une quelconque douleur morale? Faisaient-elles partie d'une démarche thérapeutique (la littérature de l'intime recouvre cette fonction), ainsi que le laisse sous-entendre la dédicace du livre?:

A mi querido amigo el Dr. D. Celedonio Cubo



En recuerdo y expresión de agradecimiento por sus profesionales aciertos y por su franca y noble terapéutica moral, reconfortante de mi espíritu en largos y penosos momentos.

EL AUTOR

Madrid-París66



López Lapuya ne compile pas -il utilise souvent le verbe «registrar»- des souvenirs malheureux et ne retourne pas vers ce passé aventureux avec peine et douleur. Au contraire. Il maîtrise ses émotions et porte un regard amical sur cette période. Il offre aussi une vision d'historien, de documentaliste.

Enfin, La bohemia española en París a fines del siglo pasado semble être conçu, selon la déclaration de l'auteur au début du dernier chapitre XXXVI, sous forme d'itinéraire ou, du moins, de parcours vital: tout bohème part de Madrid, va à Paris et se dirige vers la Mort, souvent anonyme et indifférente:

Mi libro, como página de vida, ha terminado en Muerte. Y no quisiera yo que este modo de terminar sugiriese en el lector ideas tristes. Sigamos, pues, un momento más por la ruta comenzada en Madrid y terminada a orillas del Sena67.



Isidoro López Lapuya tout comme Alejandro Sawa ne sont finalement que les héritiers d'une forme d'écriture bohème commencée en 1864 par la publication du roman autobiographique, El frac azul, memorias de un joven flaco de Enrique Pérez Escrich et caractérisée par ce «mouvement opposé de systole et de diastole» (Dufief), de contraction (repli sur soi) et d'expansion (ouverture sur le groupe social). Aussi pourra-t-on conclure que quelle que soit le chemin ou la voie entreprise pour essayer de reconstruire un passé déjà en soi critique (la bohème est une crise, «le stage artistique» selon Henry Murger), celle-ci s'inscrira inéluctablement dans le mouvement, l'errance, l'ambivalence, propre à l'être bohème, entre mythe et réalité.










Bibliographie

  • Béatrice DIDIER, Le journal intime, P. U. F., Littératures modernes, 1976.
  • Jean-Pierre DUFIEF, Les écritures de l'intime de 1800 à 1914 - Autobiographies, mémoires, journaux intimes et correspondances, Bréal, 2001.
  • Prudencio IGLESIAS HERMIDA, «Alejandro Sawa», De mi museo, Madrid, Imprenta Ibérica, 1909.
  • Philippe LEJEUNE et Catherine VIOLLET, Genèses du «Je» Manuscrits et autobiographie, C. N. R. S. Editions, 2000.
  • Isidoro LÓPEZ LAPUYA, La bohemia española en París a fines del siglo pasado, Sevilla, Editorial Renacimiento, Biblioteca del Rescate, 2001.
  • José Carlos MAINER, La Edad de Plata (1902-1939) Ensayo de interpretación de un proceso cultural, Madrid, Ediciones Cátedra, 1987.
  • Allen W. PHILLIPS, Alejandro Sawa, mito y realidad, Madrid, Turner, 1976.
  • Alejandro SAWA, Iluminaciones en la sombra, Madrid, Editorial Alhambra, 1977.
  • Marie-Madeleine TOUZIN, L'écriture autobiographique - Groupement de textes, Bertrand Lacoste, 1993.


 
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