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Le «roman noir» espagnol actuel: un réalisme des sous-sols

Yvan Lissorgues





Par la volonté de Planeta, la puissante maison d'édition de Barcelone» 1997 a été l'Année Carvalho et les 28 et 29 mai, à la veille de l'ouverture de la Foire du livre, se sont tenu à Madrid les Journées Carvalho pour célébrer le 25.e anniversaire de la naissance (littéraire) du personnage. L'aspect promotionnel de l'opération ne saurait nous échapper, car il est devenu, de nos jours, inséparable de tout succès littéraire, mais dans le cas présent, si la promotion commerciale vise un plus à gagner, elle traduit aussi une consécration, celle d'un phénomène littéraire insolite en Espagne et qui trouve sa tangible expression dans l'extensible devise: «Más de 1.200.000 ejemplares vendidos» frappée sur la couverture de chacun des ouvrages de la nouvelle édition de la série, intitulée, précisément, Carvalho 25 años. En outre, une biographie de Carvalho, réalisée par Quim Aranda, est distribuée par tranches à la fin de chaque titre. Ce phénomène littéraire et commercial à lui seul et en lui-même devrait orienter notre réflexion vers la recherche des raisons d'une telle promotion afin de préserver du reproche d'ingénuité l'appréciation purement littéraire d'un succès de vente que l'on hésite à qualifier de populaire. Car même le sens de ce mot, populaire, qui continue à être utilisé pour sa valeur quantitative, devrait être revu et corrigé depuis que s'est accentuée la baisse d'intérêt pour la «littérature de kiosque» (Séries télévisuelles obligent). Bref, une série de questions d'ordre commercial, sociologique et culturel surgissent et elles devraient imposer une mise à jour de nos conceptions culturelles et littéraires, toujours en retard par rapport à l'évolution néo-libérale accélérée de la «société littéraire».

Il n'en reste pas moins, tout de même, que le succès de Carvalno est d'abord celui d'un auteur, Manuel Vázquez Montalbán (tout à la fois poète, romancier et essayiste), et, à la suite, celui d'un genre (dont la dénomination n'est pas clairement établie, puisqu'elle oscille, non innocemment, entre roman policier et roman noir) et d'un courant dans lequel sont venus se placer une série d'auteurs de roman. C'est précisément œ genre et ce courant, original (car il est à la fois une conquête et une résurgence) dans la production romanesque espagnole actuelle» que nous voulons caractériser, moins dans ses formes que dans ses tendances.

Nous devrons, dans un premier temps, clarifier la terminologie, dont le brouillage, longtemps entretenu, ne permet pas d'emblée d'isoler l'objet de notre étude. Dès lors, il devrait être possible de souligner la spécificité du courant ainsi caractérisé et, à la suite, de préciser sa signification et sa portée.




L'absence d'une tradition

Comme l'écrit Vázquez Montalbán dans son article «Sobre la inexistencia de la novela policíaca en España» (Vázquez Montalbán, 1989), il n'y a pas de tradition du genre policier en Espagne, bien que depuis les années 30 soient distribués en kiosque principalement, sous forme de livres bon marché ou en livraisons, des romans policiers américains, anglais ou français. Durant les ainées 1940-1950, il y a recrudescence de cette littérature populaire d'importation, qui mêle récits d'aventures, roman rose, western, et romans policiers problèmes. Il est significatif que lorsque des auteurs espagnols (en général les traducteurs des romans étrangers) alimentent directement les presses nationales, ils le font sous un pseudonyme anglosaxon. On peut même ajouter que certains esprits cultivés et bien pensants (comme Pedro Laín Entralgo, Rafael Sánchez Mazas, Juan José Mira) avouent dès les années 1950 leur intérêt pour le roman policier problème, style Conan Doyle ou Agatha Christie. Sur tous ces points nous renvoyons à l'étude fort bien documentée de Salvador Vázquez de Parga (1993).

Ce qui est sûr, c'est que le genre policier n'émerge pas en tant que littératare nationale, malgré les efforts de certaines maisons d'édition pour susciter une production indigène. Les éditions Aymà n'hésitent pas à créer, à Barcelone, un Premio Simenon de literatura policíaca, attribué une seule fois, semble-t-il, en 1952, à El inocente de Mario Lacruz (1956). Il est intéressant de signaler que le deuxième prix revint à Un cuerpo o dos du poète Gabriel Ferrater et du peintre José María Martín, roman inédit jusqu'en 1987 (Edition de Laureano Bonet, Sirmo, Barcelona). Par contre, il n'est pas inutile de signaler, pour marquer les limites du champ de ce que l'on appelé littérature populaire, que les grands noms du roman noir américain des années 30, Chandler, Ross Mac Donald, Chester Himes et surtout Dashiel Hammet, bien que publiés antérieurement dans des éditions bon marché, n'attirent vraiment l'attention que lorsqu'ils sont édités, à partir de 1967, par des maisons prestigieuses commo Aguilar et Alianza Editorial. C'est alors seulement, comme l'écrit fort justement Vázquez de Parga que «la novela negra americana emergió así de la nada» (Vázquez de Parga, 1993, p. 200).

En l'absence de tradition, les éléments nécessaires à la construction d'un roman «policier» (et la terminologie est à préciser) national seront donc importés des pays de «libéralisme avancé» (Etats-Unis, Angleterre, France). Et c'est Manuel Vázquez Montalbán qui, en 1974, avec Tatuaje, lance le genre, presque par accident (Ne dit-on pas que ce roman est le résultat d'une gageure?). Tatuaje montre que ce type de roman peut avoir un certain succès, en 1974, malgré le régime, malgré la censure. Peut-être faut-il y voir une preuve de plus que la société espagnole a évolué vers une culture qui tend à s'homologuer à celle des pays occidentaux? Du point de vue littéraire, ce roman mériterait d'être étudié sous l'angle de l'adaptation à l'espace et à la société espagnole du moment des ingrédients du genre («elementos de desguace»).




Questions de dénomination

A la hauteur des années 1980-1990, le courant, clairement identifiable, ouvert par Manuel Vázquez Montalbán, a atteint un certain niveau grâce à la participation d'une douzaine d'auteurs, dont tes plus connus sont: Manuel Vázquez Montalbán, Juan Madrid, Andreu Martín, Julián Ibáñez, José Luis Muñoz, Jorge Martínez Reverte, Mariano López Soler, ainsi que Francisco González Ledesma plus âgé et auteur à ses débuts de romans «populaires».

Reste que l'identification ne s'accompagne pas d'une dénomination claire et définitive. La tradition du roman policier problème est si fortement enracinée que la présence d'une énigme dans un roman suffit pour qu'on lui colle l'étiquette de roman policier. Il semble, par ailleurs, que les éditeurs tiennent à cette dénomination qui leur permet de regouper dans une même collection aussi bien Hammet que Peter Cheney et Agatha Christie. C'est pourquoi, encore aujourd'hui, dans la presse non spécialisée, on trouve indifféremment, au gré de l'humeur ou pour varier les termes: «novela policíaca (ou policiaca), novela criminal, novela detectivesca, novela negra». Nos auteurs refusent l'amalgame et tiennent, en général, à se démarquer du roman policier problème, style Agatha Christie. Il est préférable de leur donner la parole: Vázquez Montalbán rejette l'étiquette de roman policier («No hay novela policíaca»...; «Sobre la inexistencia de la novela policíaca española»). Il veut se démarquer du roman à énigme (Poe, Doyle, Agatha Christie) et revendique la valeur littéraire du roman, qui s'inscrit dans la tradition du roman noir américain des années 30:

«La novela negra norte-americana ha generado una poética, unas claves para describir a una sociedad en un momento determinada, basándose en situaciones reales, pero creando elementos de ficción para que el viaje del lector no sea un viaje condicionado por esa exaltación sensorial de la violencia, sino que la impresión dominante al terminar la lectura sea de carácter literario».


(Vázquez Montalbán, 1989, pp. 54-55)                


Juan Madrid accepte sans réticences la dénomination de novela negra et revendique la filiation de Chandler et Hammet.

Andreu Martín préfère l'appellation «policíaca» car, dit-il, le terme a la même racine que «política», or les deux mots sont mes par le contenu même de ces romans.

Il semble que roman noir, soit la dénomination la plus répandue et surtout la plus appropriée, car le roman espagnol dont nous parlons correspond parfaitement à la définition que donne Alain Lacombe du roman noir (américain):

«Le Roman noir se caractérise par un refus de tout ce qui a fait la gloire du Maman policier/problème... Le roman policier/problème de type anglais, édifié en institution, relève d'un puzzle ou d'un jeu de l'esprit Peu ancré dans la vie réelle, il spécule... Le roman noir a gardé du roman policier l'attraction pour le mystère. Les buts premiers du roman noir sont de décrire un comportement, de rapporter un language, de préciser la situation d'un groupe ou d'un individu, afin de révéler le fonctionnement d'un système».


(Lammbe, 1975, p. 22)                


Il semble donc que l'on doive accepter la dénomination de roman noir, malgré son origine fortuite (la couleur de la couverture de la collection Gallimard) et même si la représentation, quand ele introduit la salutaire distance de l'humour, n'est pas aussi «noire» que l'étiquette le suggère. Il faut cependant sous-entendre que le genre, en Espagne, se situe délibérément dans la tradition du réalisme critique, filiation que tous les auteurs revendiquent. Pour eux, nostalgiques d'un réalisme social décrié et littérairement discutable, l'intrigue policière n'est qu'un moyen, un prétexte narratif pour procéder à l'autopsie de la société contemporaine, dévoiler ses zones d'ombres et mettre à nu les mécanismes des sous-sols.

«[...] el hecho criminal o determinados elementos de la novela negra americana como truco para coger al lector y meterlo dentro del relato».


(Juan Madrid, 1991)                


«[...] Una novela policial que tome la criminalidad como elemento narrativo, como provocación para que el lector se meta dentro».


(Vázquez Montalbán, 1989, p. 54)                


«La sorpresa ya no se reduce únicamente al descubrimiento de que el culpable es el personaje menos sospechoso, sino a denunciar mecanismos de la sociedad que no suelen airearse».


(Andreu Martín, 1989, p. 31)                


Andreu Martín revendique cependant l'intérêt de lecture que représente l'énigme. Il rappelé avec juste raison que Chandler et Hammet construisent leurs romans autour d'une énigme et se préoccupent de la résoudre, et que les ressorts du roman noir sont la recherche de l'émotion et de la distraction. On peut ajouter que lorsque Cernuda fait l'éloge de Hammet, c'est avant tout cet aspect qu'il souligne, «el entretenimiento», outre les qualités de style ou l'art de montrer des comportements (Cernuda, 1975). Il s'agît donc de dénoncer les mécanismes qui engendrent la délinquance, de mettre en lumière les vrais coupables ou les vraies culpabilités mais sans perdre le contact avec le roman populaire.

Mais l'intentionnalité réaliste est clairement proclamée:

«La aparición de la novela policial española esté entroncada con la crisis del realismo español [...]. La novela policial que se hace, aquí y ahora, está reintroduciendo la posibilidad de un nuevo discurso realista, superador de los antiguos».


(J. Madrid, 1991)                


«La epidemia de la "literatura ensimismada" que padecimos tras la frustración del realismo social necesitaba una reacción del gusto activo y pasivo de escritores y lectores y el ensayo de una novela argumental que se replanteara la verosimilitud literaria del realismo».


(Vázqnez Montalbán, 1987)                


«Necesito introducir un discurso realista en un tipo de novela crónica de lo que está ocurriendo».


(Vázquez Montalbán, 1991, p. 22)                


Le seul réfèrent littéraire fondamental reconnu est le roman noir américain des années 30 (Chandler, Mac Donald, Chester Hime et surtout Hammet), ce qui, bien évidemment, n'exclut pas, en cours de style, les références littéraires ou cinématographiques:

«Se trata de una novela que ha utilizado el desguace de los modelos de la novela negra norteamericana para revivificar la verosimilitud, la credibilidad de una posible novela aplicada a la descripción de la realidad».


(Ibid., p. 58)                


La filiation structurelle avec le roman américain s'établit à partir de l'enquête menée par un détective, un policier, un photographe, un journaliste. Cependant on range dans le roman noir américain des romans où il n'y a pas de détective. Par exemple, dans Tirez sur le pianiste de David Goodis, les protagonistes sont des adolescents d'une grande ville. Déchets humains imbibés d'alcool et de rêves fous» ils sont victimes de leur situation et de leurs obsessions (Rapprochement possible avec Días contados).




Roman noir

La spécificité du roman noir espagnol découle de l'orientation réaliste et non de la filiation abusivement attribuée au genre policier traditionnel.

Le réfèrent est l'univers extérieur, le contexte extra-verbal, dont les problèmes sociaux, politiques, humains accèdent à la représentation, en général, par le biais de l'enquête. Il s'agit d'un réel authentifié, connu ou reconnu par le lecteur. De là découle l'illusion de réalité, principe majeur de l'esthétique réaliste.

La dénomination roman noir, entendue comme manifestation d'un neo-réalisme, devrait permettre de délimiter la frontière avec d'autres oeuvres qui utilisent le suspens, l'intrigue policière, l'énigme comme ressorts d'intérêt refermés sur eux-mêmes ou comme simples jeux littéraires. De nombreux exemples de ces oeuvres peuvent être cités: Visión del abogado de Juan José Millás, Historia de un crimen, de Juan Benet, Queda la noche, de Soledad Puértolas, etc. Bien entendu, l'intentionnalité qui préside au roman noir est à l'opposé du plus ou moins pur jeu littéraire (art consommé du pastiche) qui caractérise des romans comme La verdad sobre el caso Savolta et autres oeuvres de Eduardo Mendoza, comme Beltenebros de Antonio Muñoz Molina, ou encore les best-sellers de Arturo Pérez Reverte et particulièrement La tabla de Flandes (1990)

Par contre, l'orientation réaliste devrait permettre de considérer d'une certaine façon comme romans noirs (puisque roman noir il doit y avoir) d'autres romans qui, sans être vertébrés par les nécessités d'une enquête, s'attachent à représenter des réalités, humaines, sociales, politiques, etc. du monde contemporain, tels Galíndez de M. Vázquez Montalbán ou Días contados de Juan Madrid, voire Un día volveré (l'ambiguïté et le désespoir de Jan Julivert ne renvoient-ils pas aux grands mythes du roman noir américain) ou Ronda del Guinardó de Juan Marsé...

A cette caractérisation générale, il convient d'ajouter certaines considérations marginales.

Il faut souligner les réticences de la critique universitaire qui tient, en général, le roman noir pour un sous-genre, rangé dans la catégorie de la littérature populaire, alors que le pastiche de la littérature populaire, tel qu'il est pratiqué par Eduardo Mendoza, Muñoz Molina (Beltenebros, Los misterios de Madrid), etc., et par Almodovar, est considéré comme le sommet de la génialité ludique postmodeme. Pour Juan Goytisolo, le roman noir est l'exemple de ce «réalisme sale» importé des Etats-Unis. (Eternelle question, posée par le naturalisme du XIX.e siècle, mais qui remonte à Aristote et Platon: est-ce le réalisme qui est sale ou la réalité? La «réalité sale» peut-elle ou non accéder à la représentation artistique?). Il n'est pas inutile de lire les quelques paragraphes que Darío Villanueva consacre à l'intrigue policière et au roman noir et à «la casi abusiva presencia de este subgénero» (Darío Villanueva, 1992, pp. 256-259).

Plus grave: on est en droit de s'interroger sur les possibilités de renouvellement d'un genre dont le ressort structurant est toujours l'enquête. La série Carvalho montre à l'instar du protagoniste, des signes flagrants d'essoufflement et on s'interroge sur le sens du retour à l'écriture subnormale des trois derniers titres (Sabotage olímpico, 1993, Roldán, ni vivo ni muerto, 1994, et même El Premio, 1996).

Sans oublier que la seule manière de rendre compte d'une écriture littéraire est l'étude de chaque roman dans sa spécificité, il semble possible pour le roman noir néo-réaliste (c'est bien la bonne formule!) espagnol actuel, considéré dans sa globalité, de dégager un certain nombre de caractéristiques qui constituent le dénominateur commun significatif d'une tendance... réaliste.

Notre démarche, parce qu'elle s'efforce de coller à l'objet, va à contre-courant des aspirations de la critique dominante, qui tient le réalisme au mieux, pour une «impureté» littéraire, au pire pour une ingénuité intellectuelle, vestige déplacé de l'âge idéologique. On pourrait trouver là matière à un grand débat, auquel devrait être convoqué le grand réalisme du XIX.e siècle tout comme celui, tant décrié, des années 1950-1960 et qui, entre autres, révélerait que la mimésis, dans l'oeuvre littéraire, est toujours transcendée par sa poiesis. Même Días contados, de Juan Madrid, tout comme La Terre de Zola Ge rapprochement n'est qu'occasionnel!), au-delà de leurs outrances, de leur «tremendismo», génèrent compassion, nostalgie et, en creux, tristesse... (métaphysique, si l'on veut)...

Nous nous limiterons ici à examiner (sommairement) le roman noir en fonction des deux coordonnées fondamentales du récit: l'espace et le temps, c'est-à-dire l'ossature du genre. (Nous laissons pour plus tard une réflexion plus approfondie sur les personnages, les référents culturels, les ressorts de l'intrigue, les styles, etc. Cette réflexion est déjà bien engagée par Georges Tyras).




L'espace

Il s'agit de l'espace fermé de la ville, du quartier, de la rue, qui génère l'idée et le sentiment d'enfermement. La plongée du récit dans l'Espagne rurale est l'exception (Cf. dans La rosa de Alejandría, la rencontre, au fin fond de la province d'Albacete, avec une Espagne profonde figée dans les structures claniques héritées du XIXe siècle). Nous sommes loin du regard «costumbrista» de Plinio/García Pavón des années 1960. La ruralité (galicienne, levantine, andalouse) n'émerge que médiatisée par le souvenir nostalgique des nombreux personnages déracinés. Le sentiment d'enfermement, dans la précarité de la vie urbaine, n'est crevé que par le mythe du passé sécurisant de l'espace originel (Exemples à analyser: la famille Larios du quartier de San Magin dans Los mares del Sur, Rosita de Ronda del Guinardó, Charo et Ugarte de Días contados, et tant d'autres...).

Le roman noir est celui de la grande ville moderne qui aspire et digère les éléments déracinés des espaces ruraux. Le mythe de l'espace ouvert, à conquérir, qui est le mythe nostalgique du roman noir américain lui est étranger.

Doit être soulignée la différence de nature avec l'espace romanesque des oeuvres de l'«étage littéraire» dit «supérieur», celles de S. Puértolas, J. Benet, J. J. Millás, A. Muñoz Molina, E. Mendoza, etc. Là, il s'agit d'un espace fonctionnel, simple point d'appui du récit, minimum nécessaire à l'illusion de réalité, il s'agit d'un décor sans épaisseur, souvent conventionnel, ou purement littéraire (Exemple: dans Beltenebros on passe de l'entrepôt référendé de la gare d'Atocha, au décor d'un vrai théâtre imaginaire, avec ses fausses portes, ses miroirs sans tain, ses galeries secrètes, bref tout un matériel récupéré du fonds de Eugène Sue ou de Ayguals de Izco).

Avec le roman noir, il s'agit d'un espace représenté dont le réfèrent réel est clairement identifiable dans sa forme, sa couleur, son odeur, son épaisseur humaine (son âme?) et qui acquiert dans l'univers romanesque la dimension d'un véritable protagoniste, Bien souvent le déplacement d'un personnage dans un espace est une plongée dans l'univers humain sous-tendu par celui-ci. L'espace est le lieu de l'histoire mais aussi celui de l'Histoire, avec ses réalités et ses mythes. (Exemples de textes à commenter dans cette optique: l'entrée dans San Magin -Los mares..., pp. 109-113-, la descente puis la remontée de Carvalho, à la poursuite de la jeunesse (de Yes), le long des Ramblas, véritable plongée dans les adhérences de l'espace concret ainsi que dans celles de l'espace intérieur (Ibid., pp. 88-89).

Dans la Barcelone de M. Vázquez Montalbán, de Andreu Martín, de Gonzalez Ledesma, de Juan Marsé, les souvenirs des personnages font surgir les oppositions entre passé et présent et les dramatisent. Ainsi la mémoire s'inscrit dans l'espace et ajoute a celui-ci d'autres espaces-temps, d'autres espaces.

Les personnages, Toni Romano de Juan Madrid, Méndez de González Ledesma, Carvalho, etc. remarquent et soulignent, au fil des ans, les changements du paysage urbain, petits détails à valeur symbolique: le bar Nebraska est maintenant une boutique de machines à sous, le bar Flor, de la Puerta del Sol, est une «hamburguesería»...

Enfin, au fil des ans, les représentations des Ramblas, du Barrio Chino, du quartier de Malasana de Madrid, se peuplent de déracinés, de mendiants, de drogués, d'exclus de toutes sortes.

Peut-on parler d'une réduction progressive de l'espace romanesque? Peut-être pas; mais il y a bien une focalisation sur certains quartiers, espaces refuges de la marginalisation. Dans Días contados, on ne sort guère de Malasana et des environs de la Plaza del 2 de Mayo, sorte de ghetto, avec ses codes, son propre langage, ses expédients. Même ces espaces refuges, plus ou moins traditionnels, comme le Barrio Chino, sont menacés. Ces quartiers peut-être malsains, mais où les êtres s'étaient enracinés, sont investis par les «forces vives et bien pensantes», sous couvert de modernisation. El laberinto griego de M. Vázquez Montalbán, El hombre de la navaja de A. Martín (Cf. p. 56: «Ahora que las fuerzas vivas y bienpensantes de esta ciudad van apoderándose de su barrio ruinoso y pestilente...») révèlent les sordides mécanismes de la spéculation... La réalité sale peut difficilement donner un réalisme propre...




Le temps

Le temps du récit découle de la volonté de peindre dans son présent la société contemporaine. L'imparfait de narration n'a pas ici valeur de passé; il tend seulement à l'effet d'optique de mise à distance.

Le projet littéraire de Vázquez Montalbán, affirmé lors de rouverture, après Tatuaje, de la série Carvalho est l'écriture de «una novela crónica» de la transition démocratique. En fait la chronique suit jusqu'à nos jours l'histoire qui se fait sous nos yeux, «lo que está ocurriendo», et qui devient réellement histoire une fois fixée dans la représentation.

Ainsi la caractéristique fondamentale du roman noir espagnol actuel est le rapport d'immédiateté entre le temps du récit et celui de récriture. La Soledad del manager, écrit en 1977, a pour objet un aspect de la société espagnole en 1977, de même en 1979 pour Los mares del Sur, etc.; en 1992, El laberinto griego se situe dans la Barcelone préolympique.

L'ensemble des romans noirs balise le déroulement historique et l'histoire officielle apparaît remodelée par le biais de la fiction.

Si on rentre dans la réalité sociale et humaine par la porte étroite du délit (peut-être le point faible de ce néo-réalisme), c'est en fait, par le jeu des causalités, toute la société contemporaine qui est convoquée dans la représentation. Ces «nuevas novelas contemporáneas», permettent à l'époque de se voir vivre dans son présent, mais il s'agit d'un présent chargé d'un sens historique (au sens marxiste du terme).

Ce présent, dans l'ensemble de l'univers romanesque, est solidaire d'un passé qui remonte loin dans le temps, mais, d'une manière explicite une cmquantaine d'années auparavant. L'inspecteur Méndez (de González Ledesma) se souvient de ses années de fonctionnaire sous la dictature. Carvalho rencontre le commissaire de la Brigada social qui l'a interrogé jadis et n'oublie pas son séjour à la Modelo de Barcelone. Toni Romano (de Juan Madrid) rencontre le commissaire qui fut son chef sous Franco. Bromuro revit comme une obsession son passé de combattant dans la Légion Condor. Etc., etc. Le passé franquiste apparaît comme le contre-point de l'époque de l'après transition démocratique. A la clarté de la lutte contre un ennemi bien identifié, a fait place la désorientation face à des forces qui dépassent l'individu («Contra Franco vivíamos mejor», dit un jour Carvalho)

Lié à cette vision diachronique, apparaît le thème récurrent de l'intégration des intellectuels antifranquistes dans le nouveau système capitaliste, thème lié à la trajectoire des auteurs et que l'on retrouve dans presque tous les romans.

La photographie de 1959 des six amis, militants antifranquistes, diversement insérés dans la société de 1977 analysée dans La soledad del manager, prend une valeur symbolique. Jusqu'aux années 80, deux trajectoires sont suivies, dans ces romans par les intellectuels antifranquistes. L'une représentée par la figure emblématique de Marco Núñez (La soledad...) qui reste pétrifié dans son rôle de militant d'un PCE qui n'évolue pas, devient chapelle et se met en marge de l'histoire. (Le procès d'un PCE incapable de s'adapter est instruit dans Asesinato en el Comité Central, 1981). L'autre est celle des renégats, les Fontanillas, Arguemi, Jaumá (La soledad...), qui se mettent au service du système, en deviennent des rouages importants et peuvent satisfaire leurs désirs partagés entre l'hédonisme le plus éhonté et un narcissisme ridicule (Cf. Planas, dans Los mares...). Luis Robles (Regalo de la casa), brillant universitaire antifranquiste se laisse séduire par les affaires de la famille de son épouse. Le frère d'Antonio, ex-communiste, parfaitement intégré, cultive le cynisme et parle au nom des ex-avocats «laboristas», doués pour les affaires (Días contados, p. 73). C'est dans cette perspective que sont vus les dessous de la «movida», avec les Sepúlveda et les autres.

Dans tous ces romans, les personnages de fiction se mêlent aux personnages réels pour produire l'effet zelig, si chargé d'illusion de réalité.

On retrouve ici, comme dans le roman américain, le mythe du pouvoir, vu latéralement par le narrateur ou par les protagonistes (Carvalho, Méndez -de González Ledesma-, Toni-de J. Madrid, etc.). Mais il est vu aussi d'en-bas à travers l'imaginaire des victimes du système, qui rêvent, depuis leur univers borné et sans avenir, de devenir célèbres (Antonio de Días contados), de s'évader (le moto de Ugarte), de fuir (Charo, Vanesa, etc.).

C'est ce mythe du pouvoir qui génère la corruption et la violence, comme dans le roman noir américain (Cf. Moisson rouge de Hammet).

La corruption a toujours été le moteur du système, quel que soit le régime politique. La spéculation immobilière sous le franquisme (rappelés dans Los mares...) est rejointe par les transactions louches liées au monde du football (El delantero centra fue asesinado al atardecer) et par les énormes intérêts mis en jeu par raménagement olympique (El laberinto...). Les derniers romans de la série Carvalho montrent l'institutionalisation de la corruption dans les coulisses du pouvoir (El laberinto..., Roldán, ni vivo ni muerto...). Quant à la violence, elle est générée par la volonté de pouvoir. Comme dans Moisson rouge ou Le Faucon maltais, les gêneurs sont éliminés (La soledad..., Regalo...). Les assasins sont souvent les vainqueurs, comme dans les romans de Sciascia sur la mafia.

A la violence calculée des vainqueurs, correspond la violence aveugle des vaincus. C'est la cas de Pedro Larios et des navajeros de Los mares... ou de Ugarte et Lisardo de Días contados, et on en passe...

La culture de la violence, développée par les séries américaines et de nombreux films... à oscars est analysée dans El hombre de la navaja par Andreu Martín. «El hombre de la navaja», psychopathe aux multiples visages, la bête au creux du citoyen moyen, est né dans le sillage de cette ostentation gratuite de la violence, qui conduit à l'abrutissement de l'être humain.

Il est une violence bien pire que celle des assassins, c'est celle qui conduit à la destruction, par la drogue, la prostitution obligée, de toute une jeunesse (comme dans le roman de Goodis). El laberinto griego, d'autres romans et surtout Días contados portent témoignage de la destruction d'une génération de jeunes derrière les splendeurs olympiques ou derrière les feux de la «movida». Cette violence, la société ne veut pas la voir: Antonio ne pourra pas publier son livre de photos (Días contados). Mais Juan Madrid publie son livre et avec succès. Valeur d'exorcisme? Succès ambigu! mais qui montre que la réalité de la fiction est largement dépassée par la réalité du marché qui ne connaît qu'une loi, celle qu'impose le chiffre de vente.

Les vingt ans de roman noir portent témoignage d'une évolution des valeurs de la société espagnole (cet aspect reste à creuser).

Est clairement perceptible l'évolution depuis un monde représenté encore imprégné de valeurs humaines (Un día volveré: mélange de vengeance et de générosité; Crónica sentimental en rojo, Los mares..., Regalo...: le crime a une cause, il est explicable...) vers un univers déshumanisé, celui de la destruction, du crime gratuit (Días contados, El hombre de la navaja).

Le narrateur de la série Carvalho souligne sans ambages la perte progressive de la conscience morale... bourgeoise: Pedrell meurt, en 1979, à cause de sa mauvaise conscience de spéculateur (Los mares...) mais en 1989, les bourgeois ne sont plus tourmentés par leur mauvaise conscience (El delantero...). A la disparition de la conscience sociale correspond une résignation mole ou une révolte aveugle.

Peut-être est-il permis de voir la disparition progressive du sentiment: l'amour devient sexualité animale par évaporation du sentiment (Días contados). Dans Un día volveré, Crónica sentimental, on peut parler d'un certain romantisme. Chez Carvalho il y a le sexe avec quelque chose d'affectif en plus.

Enfin on peut se demander si l'effacement progressif du culturel est intentionnel: au raffinement culturel de Los mares... succède le vide intellectuel de El laberinto..., Días contados, et même de El Premio.

Ces quelques observations, peut-être discutables sous cette forme (en tout cas à étayer), ont surtout pour but de marquer une différence avec le roman américain des années 30, qui reprend sans cesse les mêmes thèmes, comme si rien ne changeait (cf. Lacombe). Le roman noir espagnol porte témoignage d'une évolution, dans le sens dune perte de conscience, d'une aggravation des plaies sociales....

Le moment est donc peut-être venu de nous interroger sur les significations et sur la portée du roman noir espagnol actuel.

Le premier plan est celui de l'intrigue, de l'enquête. Ici, comme dans le roman policier/problème, le récit de l'enquête reconstruit le récit en creux et nous avons selon la fameuse formule «le récit récitant et le récit récité». L'énigme est un creux central, jusqu'au dernier chapitre.

Mais l'important dans le roman noir est l'épaisseur de la matière narrative qui entoure l'énigme et que traverse l'enquête. Il ne s'agit pas seulement d'un problème à résoudre, il s'agit d'expliquer une situation. Par ailleurs, l'imaginaire, perçu comme imaginaire collectif et/ou analysé comme réalité individuelle, est toujours plus ou moins présent dans l'univers représenté, auquel il donne vérité et densité humaine. Une étude de cet aspect montrerait que le roman «noir», comme tout autre oeuvre de littérature «sérieuse», dépasse dans bien des cas (et pas seulement celui de Los mares del Sur) la représentation des réalités «tangibles» pour s'ouvrir sur la poésie, sur l'innommé.

Chaque auteur a sa manière, son style, son monde; chaque roman est une unité, mais les significations profondes (sociales, politiques, humaines) de chaque roman, de chaque auteur, se rejoignent pour tisser un univers, sans doute discontinu, mais relativement homogène, sur les supports de la représentation d'un espace bien réel et d'un temps historique, où le lecteur se reconnaît.

Tout comme la signification générale d'un roman est plus que la somme des significations données par les divers points de vues, la signification de la totalité des oeuvres de ce réalisme critique est la somme des divers univers romanesques et la dépasse, car c'est une véritable poétique de l'histoire immédiate qui est ainsi ouverte.

Comme toute oeuvre réaliste, le roman noir espagnol actuel est le résultat d'une volonté et d'un désir. Volonté de témoigner, d'analyser, de comprendre et de faire comprendre. Désir d'écrire une oeuvre littéraire de fiction.

Le pessimisme de cette vision du monde est corrigé par la volonté même de voir, de comprendre et de représenter, preuve de non- renoncement, car, en creux, on peut lire la nostalgie de l'utopie, du mythe naufragé d'un monde meilleur («El realismo ya no es lo que era»). Tout réalisme puise sa légitimité dans une certitude. Pas celui-ci, qui ne trouve sa sauvegarde artistique que dans l'humour, réaction de défense et preuve d'impuissance. Tout au plus peut-on dire que l'ironie consiste à montrer ce qui est pour suggérer que ce qui est ne devrait pas être, mais sans aller au-delà. C'est-à-dire que l'on suggère que les victimes d'aujourd'hui seront encore les victimes de demain. Que l'avenir est bouché pour la majorité et que seuls les profiteurs, les filous jouiront d'un luxe chaque fois plus grand et peut-être chaque fois moins honteux. C'est sans doute la grande leçon de la série Carvalho, et de la série Toni Romano, mais c'est aussi la morale de l'histoire de Galíndez, de Días contados (l'impassibilité narrative de ce dernier, qui n'est qu'une juxtaposition de scènes, rappelle curieusement le «roman objectif» des années 60, on pense a Nuevas amistades de Hortelano).

L'explication historique d'une telle vision peut-être suggérée par l'attitude même de Carvalho: un ex-militant revenu de tout, qui se veut, sans repères idéologiques, au-dessus de la mêlée, face à un monde en constante évolution sous la poussée acéphale des intérêts, face à une société livrée à l'individualisme d'un libéralisme sans foi ni loi. En somme, ce que montrent ces romans, c'est le retour en force du darwinisme social, que des décennies et des décennies de luttes avaient atténué. La soi-disant éthique future acrobatiquement cherchée par les Alain Mink, les Lipoveski, les Sorman et autres chantres du libéralisme «avancé» est singulièrement battue en brèche par le constat social qu'est, au-delà des aspects littéraires (qui restent à analyser), le roman noir espagnol actuel, un sous-genre, il est vrai. Il n'est pas douteux, cependant, que nos auteurs, même si leurs romans se vendent plus ou moins bien, souscriraient à l'affirmation que Jean Vautrin vient de placer dans le Prologue au Roi des ordures (1997):

«Je trouve que le roman noir, a l'encontre de nos nombrils de Français bien nourris, continue à porter les germes d'une critique sociale comme il n'en existe à aucun étage de notre littérature en col blanc».








Bibliographie des ouvrages cités

  • CERNUDA, Luis, «Dashiel Hammet (1961)», Poesía y literatura I y II, Barcelona, Seix Barral, 1975, pp. 347-355.
  • DEBORD, Guy, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992.
  • DUBOIS, Jacques, Le roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992.
  • GOYTISOLO, Juan, «L'Espagne lobotomisée», Le monde diplomatique, Paris, Octobre 1991.
  • LACOMBE, Alain, Le roman noir américain, Union Générale d'Editions, Coll. 10/18, Paris, 1975.
  • MADRID, Juan, Cuadernos del asfalto, Cambio 16, Madrid, 1991.
  • MARTÍN, Andreu, «La novela policíaca española, como hecho lúdico», 1989, en PAREDES NUÑEZ, pp. 23-31.
  • MARTÍNEZ REVERTE, Jorge, «La novela policíaca como novela», 1989, en PAREDES NUÑEZ, pp. 33-42.
  • PAREDES NUÑEZ, Juan (Edit.), La novela policíaca española, Universidad de Granada, Granada, 1989.
  • VÁZQUEZ DE PARGA, Salvador, La novela policíaca en España, Barcelona, Ronsel, 1993.
  • VÁZQUEZ MONTALBÁN, Manuel, «Regalo de la casa de Juan Madrid, el realismo ya no es lo que era», Ínsula, 488-489, Jun.-Ag. 1987.
  • ——, «Sobre la inexistencia de la novela policíaca española», 1989, en PAREDES NUÑEZ, pp. 45-61.
  • ——, «La novela española entre el posfranquismo y el posmodernismo», La rénovation du roman espagnol depuis 1975, Éd. Yvan LISSORGUES, Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse-le Mirail, 1991, pp. 13-25.
  • VILLANUEVA, Dario, Los nuevos nombres: 1975-1990, t. 9 de Historia y crítica de la literatura española (Direc. Francisco RICO), Editorial Crítica, Barcelona, 1992.


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