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L'interprète de conférence ou le corps traduisant

Solange Hibbs-Lissorgues

Université Toulouse-Jean-Jaurès

Pour Edgar Weiser, maître de l'interprétation.


Introduction

Si les métiers de la traduction restent encore aujourd’hui relativement méconnus, celui d’interprète de conférence intrigue et suscite de nombreuses interrogations. Physiquement présent mais n’apparaissant ni à l’écran, ni dans la salle, l’interprète de conférence est souvent tout simplement «invisible» et rares sont les situations où cet athlète linguistique de haut niveau bénéficie de la reconnaissance qu’il mérite. Seule sa voix témoigne de sa présence. Force est de constater que l’interprète n’est audible que pour celui qui écoute sa traduction, sans oublier que la voix, tenue générique auquel l’incarnation, dans la parole ou dans le chant, confère généralement un sens, est d’une certaine façon «un objet absent». Comme le soulignait Roland Barthes, «nous écoutons rarement une 'voix en soi', nous écoutons ce qu’elle dit»1.

Déconstruire le mythe de «l’invisibilité»

Cette situation d’invisibilité est loin de correspondre à la réalité du travail de l’interprète, qui s’engage de tout son corps dans la rencontre de ce corps étranger qu’est l’autre langue. Car c’est bien de corporéité et d’une véritable intégration corps-esprit qu’il s’agit dans cette maîtrise permanente et essentielle de contraintes multiples: mobilisation de fonctions cognitives, «transfert» dans le cadre d’un contrat de communication pour l’expression des émotions entre l’interprète, l’orateur ou l’énonciateur et les publics destinataires, gestion de certaines contraintes ergonomiques dans l’espace réduit d’une cabine de traduction simultanée, maîtrise de la respiration et du souffle, production d’une forme particulière d’oralité différente de celle du discours spontané, convergence et synchronie au niveau de la flexibilité vocale, sans oublier la maîtrise des difficultés perceptuelles et la dissociation de plusieurs tâches qui se superposent comme l’écoute, la lecture et / ou le décodage visuel2.

À des degrés divers, et en fonction des variabilités inter-individuelles, ces contraintes et ces exigences s'exercent dans le cadre d'autres modalités de traduction orale. C'est le cas de l'interprétation consécutive, pour laquelle l'interprète est visible et audible. Assis à côté des interlocuteurs, il est amené à intervenir directement car il a un droit de parole consacré à la traduction. Il peut, comme dans l'interprétation de liaison évoquée plus loin, réguler l'interaction (demande d'éclaircissements, gestion de la durée des interventions, organisation de la prise de parole par les participants) et assume, par conséquent, le rôle d'un médiateur.

Mentionnons également l'interprétation de liaison, qui implique une présence à la fois active et discrète de l'interprète. Ce dernier doit traduire en interagissant avec différents interlocuteurs et se mettre en retrait physiquement, afin de respecter certaines règles imposées par le protocole de réunions de haut niveau ou par l'effacement auquel il est tenu afin de ne pas empiéter sur le territoire des interlocuteurs présents. D'autres modalités plus spectaculaires de la traduction orale concernent la communication télévisée, caractérisée par une mise en scène médiatique où l'interprète occupe une place centrale. Comme le souligne Caterina Falbo dans son analyse de la situation de l'interprète dans la communication interculturelle à la télévision (studio, plateau télévisé en direct ou voice-over sur le lieu de la production), le rôle de premier plan revient à l'interprète, dont la voix se superpose aux voix des acteurs (Falbo 2007)3.

Pour un public non averti, il est difficile de faire une distinction pertinente entre ces différentes modalités de traduction orale. Pour des raisons de clarté, précisons que l'interprétation de conférence concerne la traduction simultanée et la traduction consécutive. L'interprétation de liaison, qui requiert des compétences avérées et une formation professionnalisante, n'est pas le parent pauvre de l'interprétation de conférence. En effet, elle peut s'exercer dans des contextes assez différents et, bien qu'elle implique d'autres modalités de la traduction orale, les exigences linguistiques, déontologiques et d'adaptabilité à des situations de communication et d'échange variées et parfois complexes sont les mêmes. En outre, elle peut parfois s'accompagner d'une prise de notes comme dans la traduction consécutive. La dénomination «interprétation de liaison» peut faire référence à l'interprétation de service public ou «community translation» et s'applique, dans ce cas, à différentes catégories d'activités qui recouvrent à la fois des fonctions régaliennes de l'État comme la police, la justice, la défense et l'administration, ansi que celles qui relèvent du secteur administré non marchand, comme l'éducation nationale, la santé et l'aide sociale (Pointurier 2016: 30). L'interprétation de service public, qui a commencé à se développer en Europe à partir de la Seconde Guerre mondiale et qui reçoit aujourd'hui une reconnaissance institutionnelle, répond au besoin de faciliter l'accès de certaines minorités linguistiques et de personnes en situation de handicap aux structures dont bénéficient tous les citoyens4.

Si elle est souvent assimilée à de l'interprétation communautaire, de service public ou à de la médiation interculturelle, l'interprétation de liaison est amenée à jouer un rôle important dans des situations de communication et d'échange sensibles, qu'il s'agisse d'escortes officielles ou de l'accompagnement de personnalités du monde politique et diplomatique. Dans tous ces cas de figure, l'interprète doit discrètement affirmer sa présence et faire preuve d'une intelligence aiguisée des situations. C'est précisément cette perception et cette adaptation qui permettent à l'interprète, outre les problèmes linguistiques, de prendre en charge la communication entre les parties: une communication «pas de trois» qui relève d'une activité de coordination grâce à la production d'un discours interprété permettant de maintenir le flux d'échanges et de conversation entre les différents interlocuteurs (Wadensjö, citée par Pointurier 2014: 71)5. Cette coopération discursive renvoie au concept de «trilogue» défini par Danica Seleskovitch dans ses réflexions sur le rôle de l'interprète en général:

«C'est pourquoi une conférence internationale est un "trilogue" où l'interprète ne cherche ni à s'imposer, ni à faire oublier sa présence, mais à assumer son rôle. L'interprète conscient de son apport personnel au bon déroulement de la conférence sait tirer une ligne de démarcation nés nette entre l'intervention qui correspond à l'exécution de sa tâche (faire se comprendre les interlocuteurs), et qui fait de lui un participant au "trilogue" et celle qui le ferait abusivement intervenir dans le "dialogue" s'il teintait de ses propres convictions les messages qu'il transmet [...]. Sachant qu'il doit faire comprendre ce qu'il a compris lui-même, il n'hésite pas à assumer son rôle dans le trilogue».

(Seleskovitch 1968: 181-182)



L'interprète est donc «visible» dans l'interaction grâce à son rôle de médiateur et par la simple présence de son corps. Il n'est pas inutile de rappeler que, dans certains cas, c'est la présence du public qui décide des effets d'une modalité d'interprétation (Falbo 2013). Nous avons pu le constater personnellement au cours d'une longue pratique professionnelle dans le cas d'interventions où l'interprète intervient en direct sur une scène (traduction consécutive ou chuchotage) et lorsque sa présence favorise l'instauration de petits entractes pendant les tours de parole répartis par le modérateur ou la modératrice.

Ces remarques préliminaires permettent de souligner la diversité des situations et des défis auxquels les interprètes de conférence sont confrontés. Un de ces défis consiste à comprendre les besoins particuliers de chaque situation de communication et de savoir choisir les stratégies de traduction les plus adaptées. En effet, loin d'une interprétation purement linguistique, l'interprète se sert de différentes stratégies pour restituer non seulement les messages formulés par les interlocuteurs mais toute ¡'interaction dans laquelle il intervient.

Si le corps de l'interprète apparaît comme un support essentiel dans la médiation interactive qui s'instaure, le contact visuel avec l'énonciateur ainsi que l'ensemble des indications co-verbales émises par ce dernier -gestuelle, positionnement par rapport au public et dans l'espace de communication- sont essentiels. Car comment traduire ce que l'on ne voit pas, sans «décoder» le contexte, sans prendre en compte tous les éléments subjectifs et humains de la réalité discursive? L'interprète, comme tout autre membre de la communauté verbale, reçoit les mots par la voix d'autrui, mots qui ne sont jamais neutres, ni exempts des aspirations et des évaluations d'autrui: «mots fécondés par les situations et les contextes» dans lesquels ils surgissent (Todorov 1981: 78). Une personne qui parle n'est pas seulement une parole et une voix mais aussi «toutes les manifestations de son corps dans un contexte d'échange» (Le Breton 2011: 257). Par conséquent, la gêne peut devenir singulièrement contraignante lorsqu'il n'est pas possible d'entendre l'orateur sans le voir en même temps: cette perte «d'incarnation» implique une perte d'informations essentielles quant à la manière dont les interlocuteurs et l'auditoire doivent recevoir ses propos6.

Malheureusement, la vision réductrice concernant l'interprète, censé être invisible et dont le rôle et l'activité sont largement méconnus, pèse encore sur la profession7. Les recherches dans le domaine de la traductologie des dernières décennies, souvent placées sous le signe de l'interdisciplinarité, ont permis de mieux comprendre les spécificités des tâches réalisées et la lourde charge cognitive qu'implique l'opération traduisante8. Le regard interdisciplinaire a favorisé la recherche empirique tout en stimulant la convergence d'approches fondées sur la psychologie cognitive, la neuropsychologie cognitive, la psycholingusitique et la neuro-physiologie.

La réflexion traductologique s'est progressivement éloignée des «strictes contraintes linguistiques pour s'inscrire dans le paradigme de la complexité» (Durieux 2017: 53). Ce paradigme implique la prise en compte de contraintes multiples qui interviennent au cours du processus de prise de décisions. Ces contraintes s'exercent aussi bien au niveau de la réception et de la compréhension qu'au niveau de l'expression, sans oublier les étapes intermédiaires de l'opération traduisante. Il s'agit d'un processus complexe qui est loin d'être une simple opération linéaire de mise en contact de deux langues ou de correspondance entre deux systèmes linguistiques et qui provoque une rupture entre la langue de départ et la langue d'arrivée (Durieux 2007: 49).

Opération traduisante et contraintes: des processus cognitifs complexes

Il est indiscutable, et largement reconnu aujourd'hui, que l'interprétation de conférence, qui requiert un contrôle linguistique et cognitif extrême, est une opération multitâche qui mobilise différents canaux traitant d'opérations distinctes. Plusieurs tâches se produisent simultanément et l'interprète doit maîtriser les phases de cette course inlassable contre la fugacité de l'oral: écoute du discours tout en étant attentif à la gestuelle et à la proxémique de l'orateur, compréhension qui implique la formation de représentations mentales, et réexpression avec production d'un nouvel énoncé. Au cours de l'opération traduisante s'enchaînent différentes prises de décision, que ces prises de décision soient subconscientes ou délibérées (Durieux 2007: 50). La compréhension, la construction du sens puis la production d'un nouvel énoncé ou du discours interprété ne constituent pas une opération fluide et il ne suffit pas toujours de comprendre pour traduire. En effet, au cours de ce processus, «alternent l'immédiat, le coulant, les illuminations et la tension de la maturation qui mènera peut-être à la trouvaille» (Ballard 2006: 184). Les prises de décision se déroulent dans un cadre soumis à un ensemble de contraintes qui sont à la fois linguistiques et non linguistiques. Pour rappel, signalons que, parmi les contraintes linguistiques, la disponibilité linguistique est particulièrement importante surtout pendant la phase de réexpression, car elle permet d'effectuer un choix parmi les reformulations les plus efficaces. Quant aux contraintes non linguistiques ou extra-linguistiques, qui ont trop souvent tendance à être sous-estimées, mentionnons celles qui sont matérielles et peuvent affecter la perception (chaîne sonore-visuelle), la connaissance du sujet traité, sans oublier un certain nombre de facteurs sociaux, générateurs de nonnes et de conventions9. C'est la somme du linguistique et de l'extra-linguistique qui confère à l'énoncé un sens, sens qui se construit et prend forme pendant ce qu'il est convenu d'appeler une première phase de compréhension, également désignée comme «phase de transfert» ou phase de «déverbalisation» (Balliu 2007: 4-9), favorisant la formation de représentations mentales.

Les recherches en traductologie ont permis de mieux appréhender cette émergence du sens qui se situe pendant la phase de compréhension. Comme le signale opportunément Christine Durieux, plusieurs étapes décisives dans la réflexion traductologique ont permis de mieux cerner le mode de construction du sens. Si les théories interprétatives ont constitué un jalon essentiel, c'est l'existence de la phase de déverbalisation s'intercalant entre compréhension et réexpression qui a suscité un certain nombre de questions et de tentatives pour clarifier ce processus (Durieux 2007: 49). L'acte de traduction, envisagé comme un processus de prise de décision fondé sur le raisonnement logique ou principe inférentiel «qui exploite à la fois les informations linguistiques et les informations non linguistiques» (Durieux 2007: 50), a permis d'approfondir la théorie interprétative en adossant ses principes aux sciences cognitives. La fusion entre les inférences (informations activées après leur récupération dans la mémoire à long terne ou/et la mémoire de travail) et les informations explicites aboutit à la construction structurée d'un sens. Ce processus, loin d'être linéaire et systématiquement rationnel, se fait de façon spontanée «et assure la saisie du sens selon le principe de pertinence» (Durieux 2007: 50). Cette émergence spontanée du sens qui, à un moment donné, s'impose à l'esprit, se manifeste sous forme de fulgurances qui permettent à l'interprète de se couler à la fois dans la pensée de l'autre et dans la langue. Il convient à ce stade de souligner la complexité des mécanismes mis en oeuvre, dans la mesure où ces derniers ne sont ni automatiques ni régis par une logique formelle et systématique. La psychologie cognitive et les neurosciences se sont particulièrement intéressées à la nature de ces représentations ou images mentales activées grâce à un processus de contrôle et de sélection, faisant intervenir l'attention et la mémoire; il s'agit là de deux processus cognitifs majeurs.

Si la mémoire joue un rôle particulièrement crucial pour l'interprète, c'est l'interaction entre plusieurs types de mémoires qu'il convient de mettre en évidence: une mémoire à long terme, réserve vitale de nos savoirs éprouvés et organisés, de nos souvenirs du vécu, filtrés par les affects et les émotions, et une mémoire de travail, véritable levier d'activation et de mobilisation qui interagit dans un processus de va-et-vient constant avec cette mémoire à long terme10.

Cette activité liée à la mémoire, activité de «décodage» et d'utilisation de connaissances et d'informations selon leur degré de pertinence, ne peut être réalisée sans prendre en compte une autre fonction cognitive complexe qui est l'attention.

L'attention «liée à la manière dont le système cognitif traite l'information» (Balliu 2007: 5) peut permettre la réalisation simultanée ou parallèle de plusieurs tâches, dans la mesure où elle se répartit entre des processus attentionnels automatiques, rapides, et des processus attentionnels conscients plus lents et séquentiels. C'est précisément l'attention qui, en amont de l'opération traduisante, préside à la sélection des informations, des représentations mentales qui semblent les plus pertinentes. Cette sélection implique la prise de décisions qui permet le déroulement de l'opération traduisante11.

Activité traduisante et émotions

Dans le prolongement des recherches en sciences cognitives, et en rupture avec des modèles strictement formalistes, une autre étape semble s'imposer pour mieux appréhender la complexité de l'opération traduisante. Il apparaît en effet opportun d'apprécier le rôle de l'affect et des émotions au moment de la prise de décision et de la mise en oeuvre de comportements rationnels (Durieux 2007: 53)12.

La prise de décisions et les choix réalisés par l'interprète sont guidés par le système de valeurs de celui-ci et peuvent aussi s'inscrire dans l'expérience d'un vécu, de croyances et d'émotions, partagée avec l'énonciateur et les destinataires. Dans le respect du contrat de communication, c'est-à-dire d'un acte de compréhension dialogique, l'interprète peut, sans se substituer à l'orateur/énonciateur, trouver les moyens lexicaux, syntaxiques, prosodiques de respecter la ou les finalité du locuteur.

Nous souhaiterions évoquer à ce stade une expérience significative vécue au cours de notre pratique professionnelle pendant la conférence de Donne Boumeton, organisée en 2015 par Airbus. Cette aviatrice, écrivaine et conférencière, rescapée d'un grave accident d'avion à onze ans et paraplégique, est la première femme handicapée au monde à être devenue pilote de voltige aérienne. Son témoignage occupe une place centrale dans les conférences qu'elle donne dans différents environnements institutionnels et privés. Au cours de la traduction de son intervention pour des publics différents, une des exigences de la traduction simultanée a été de trouver la voix propice à susciter une contagion des émotions. En effet, un des moments forts de l'intervention de Dorine Boumeton est celui où elle évoque l'accident dont elle a été victime. Au moment de verbaliser le trauma, la voix change de tonalité et c'est à l'interprète qu'il revient alors d'utiliser la sienne comme «un modulateur d'ambiance affective» (Le Breton 2011: 38). Les choix opérés, qui renvoient au vécu et à la culture de chacun, peuvent s'appuyer sur des références émotives qui seraient commîmes au plus grand nombre, «espèces d'universaux émotionnels» ou «gestalts expérientielles renvoyant à des expériences humaines fréquentes et permettant, malgré les différences entre langues et cultures, d'opérer ce passage d'une langue à une autre» (Vivier 2007: 82).

Par conséquent, l'émotion ne serait pas seulement une réaction mais une action, une sorte de «filtre perceptif» qui, en activant les mécanismes de l'attention sélective, faciliterait la prise de décision (Durieux 2007: 53). Il nous semble essentiel d'insister sur cette dimension d'une subjectivité inhérente à l'activité traduisante, dans la mesure où elle impose au traducteur, et dans ce cas précis à l'interprète, une auto-analyse exigeante en tant que sujet. Car comment se mettre à la place de l'autre avec notre vécu et notre rapport particulier au langage? Comment aborder la mise en mots quand il s'agit d'émotions? Le cas de l'interprétation dans des situations limites exige de la part de l'interprète une maîtrise exemplaire de son art dans la mesure où, en dépit d'une analyse strictement rationnelle de la situation, il peut se laisser influencer par ses options idéologiques, ses croyances13.

Une fine perception de la situation implique également qu'il puisse maîtriser consciemment les émotions et la charge qu'elles impliquent: il serait légitime de penser que les émotions qui interviennent à un montent donné du processus de prise de décision puissent jouer un rôle de stimulation ou d'inhibition des fonctions cognitives14. D'autres axes de recherche mériteraient d'être approfondis, comme par exemple l'expression des émotions grâce aux paramètres non linguistiques de la situation d'énonciation (articulation intermodale des types de signes, rapport implicitation/explicitation), le rôle de la voix, de la flexibilité et de l'intentionnalité vocales pendant l'activité coopérative. En effet, les modifications vocales inhérentes aux émotions constituent un moyen de communication qui est au coeur des interactions sociales (Révis 2013: 152).

Les voix de l'interprète

La participation effective de l'interprète à l'interaction implique une conscience accrue de l'importance de l'oralité, qui passe par la parole et par la voix. Nous avons délibérément choisi d'évoquer «les voix» de l'interprète car «la voix s'écrit toujours au pluriel, comme pourrait s'écrire ainsi le visage, et comme s'écrit le corps, car si la voix est toujours singulière, elle n'est jamais univoque au fil du jour et du temps pour le même individu» (Le Breton 2011: 14).

Comme pour toute autre personne, et plus encore peut-être pour l'interprète, la voix est modulée par les circonstances, les interlocuteurs, la situation de communication; elle porte la parole et le sens bien qu'elle soit souvent perçue comme accessoire au regard de ce qu'elle énonce (Le Breton 2011: 15). Cette situation est d'autant plus paradoxale que l'interprétation est une situation d'oralité particulière. D'abord parce que l'énoncé ou discours interprété est produit dans des conditions différentes de celles qui caractérisent celles de l'énoncé de départ. Si l'interprète a, en principe, la maîtrise de sa propre parole, il ne gère pas celle de l'orateur. Il est tout aussi important de rappeler qu'il est dans une double écoute: celle de la voix de l'orateur et celle de sa propre voix.

Nous avons évoqué les difficultés inhérentes à l'opération traduisante, suscitées par certaines contraintes: au niveau de la réception et de la chaîne sonore-visuelle, les efforts d'écoute et d'analyse peuvent être décuplés par la complexité du discours, sa densité, la qualité de la chaîne sonore et visuelle. Ces efforts de réception peuvent avoir des conséquences sur toutes les séquences de l'opération de traduction et se manifester au moment de la réexpression. Le facteur temps est également primordial car la vitesse de traitement cognitif de l'ensemble des tâches doit permettre une production fluide: si la production est trop lente par rapport au discours ou énoncé de départ, le retard pris surcharge la mémoire de travail et devient une source de stress dont les répercussions se font sentir dans la voix.

La parole se dilue dans l'immédiateté de l'énonciation, et, marquée par le caractère volatile de l'instant, elle disparaît sans laisser de trace, «elle se donne au fil de la voix», elle est proférée et implique une mise en voix (Le Breton 2011: 244). Cette voix devient, pour l'interprète, une matière première qu'il doit moduler et travailler afin d'en déployer toutes les virtualités. Comme pour un comédien, les inflexions de la voix, ses registres, l'intonation, son «orature» doivent s'adapter au contexte de l'échange (Hagège 1996: 84)15. Se mettre au diapason, accorder sa voix, poser sa voix, projeter sa voix: autant de facettes d'un même art qui nécessitent la maîtrise de la flexibilité vocale. Cette convergence dans l'interaction sociale, également désignée par le concept d'alignement interactif, «favorise des représentations communes entre les participants au dialogue et permet la compréhension du message oral» (Révis 2013: 44). Il s'agit sans aucun doute d'un des autres paradoxes de la situation de l'interprète, qui intervient dans des situations dialogiques souvent représentées dans la traduction par une seule voix: la sienne. En effet, si l'on écoute l'orateur, c'est l'interprète que l'on entend.

Tout l'enjeu consiste donc à réussir ce pari de l'adaptation discursive et à mettre en place des stratégies qui décuplent les possibilités expressives et confortent l'intentionnalité de la communication. Ce sont la prosodie, l'articulation, le rythme qui permettront de prolonger le sens sans oublier l'attention portée aux intonations, aux gestualités et ritualités vocales propres à chaque langue:

«Un même individu parlant plusieurs langues dispose de plusieurs voix liées aux sons et à la mélodie qu'il imprime à chacune. Son corps tout entier s'ajuste à la langue parlée, avec souvent des distinctions liées aux origines sociales et culturelles».

(Le Breton 2011: 55)



Comme un comédien, l'interprète est un professionnel du dédoublement car, dans le rôle qui est le sien, il doit se glisser dans la pensée de celui qui parle, et, tout en repérant les caractéristiques discursives de l'orateur grâce à une acuité perceptive particulièrement développée, il doit convaincre les auditeurs que c'est le locuteur cible qui parle. Dans l'exercice permanent du contrôle de soi et de la réflexivité, l'interprète maîtrise à la fois sa voix afin qu'elle ne révèle pas ses états d'âme et veille à ce qu'aucun décalage ne s'installe entre le contenu des propos et la voix qui les énonce. La pratique professionnelle des interprètes offre de nombreux exemples de situations où le décalage entre la voix et les propos peuvent provoquer une rupture de l'interaction langagière. C'est le cas de la transmission des émotions ou de l'ironie, qui requiert une parfaite maîtrise de certains paramètres vocaux (intensité, ton, hauteur), prosodiques (emphase, débit de parole, variations d'intensité et registres), ainsi qu'une appréhension permanente de tous les paramètres contextuels et culturels.

Toutes ces réflexions renvoient au débat sur les interactions et la perception. Il semblerait qu'une des conditions requises pour une production et une réexpression signifiantes et justes soit le développement d'une acuité perceptive particulière, une «oreille prosodique absolue» (Révis 2013: 67). Cette «troisième oreille» de l'interprète, capable de capter les moindres indices des informations linguistiques et extralinguistiques, facilitera le décryptage de la signature discursive de l'interlocuteur et une «symbolique vocale précise» (Le Breton 2011: 68).

Il n'est guère étonnant, dans ces conditions, que l'interprète, qui doit disposer d'une compétence vocale particulière, veille à améliorer la qualité de sa voix, ses possibilités de modulation et sa résistance au stress et à la fatigue. Les professionnels expérimentés ont appris, au cours de leur pratique, à économiser leur appareil vocal en contrôlant le débit de la parole et l'intensité de la phonation. La voix met en jeu à chaque instant le corps tout entier et son équilibre interne (Calais-Germain 2014: 11). Depuis le pubis jusqu'aux lèvres, plus de soixante muscles participent à l'émission de la voix (Révis 2013: 122). Le son est de l'air et la voix est le flux et le reflux de cet air mis en vibration par le larynx, sans oublier les résonateurs qui permettent de filtrer et d'enrichir ce premier son (Calais-Germain 2014: 11). Gérer sa voix, c'est connaître les principes physiologiques du son et savoir que la posture générale du corps, la respiration et l'articulation sont autant d'éléments qui s'ajoutent aux vibrations des cordes vocales. La voix de l'interprète est une voix exposée, car soumise à des codes, à des critères esthétiques et dans la pesée permanente de l'intonation juste. Comment ne pas éveiller la méfiance des auditeurs avec une voix défaillante ou aseptisée, hors corps? L'interprète oscille en permanence entre la loi imposée par le locuteur et la sensibilité propre de son interprétation, dans un jeu constant entre ce qui est entendu et proféré16.

Dans une formation à l'utilisation de la voix organisée en mars 2000 par l'Association internationale des interprètes de conférence (AIIC)17, certains constats, trop souvent oubliés, ont été remis à l'ordre du jour: l'acte vocal est un acte relationnel qui engage tout notre corps et requiert une hygiène vocale spécifique; travailler la qualité de sa voix, c'est la préserver et ce travail concerne autant la pose de la voix, que la maîtrise du souffle, la gestion des pauses et des silence, sans oublier la correction des manies vocales et des tics de langage18.

Loin d'être un simple outil technique, la voix est une pairie de notre être, elle résonne en lien avec notre corps, vibrant dans l'instant.

Conclusion

L'interprétation de conférence constitue un poste d'observation privilégié du langage et fait l'objet d'approches nouvelles et prometteuses dans le domaine de la recherche. C'est dans une perspective pluridisciplinaire qu'il convient de s'intéresser à la complexité du processus traduisant et aux opérations cognitives de haut niveau qu'il implique. Sans tomber dans les pièges d'une vision purement objectiviste ou d'une démarche intuitive forcément réductrice, il convient de prendre en compte tous les aspects qui engagent à la fois le corps et l'esprit de l'interprète-traducteur. C'est en se fondant sur la réalité de la pratique et de l'expérience qu'il sera possible d'apprécier les exigences d'un métier qui représente une composante indispensable dans la communication interlinguistique et interculturelle.

Ouvrages cités

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