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Moratín, traducteur de Molière


René Andioc





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«Actualmente tenemos un Molière en la persona de Don Leandro Moratín». Cette phrase élogieuse -trop élogieuse-, écrite dès 1794 par Pedro Estala1 qui n'hésitait pas, quelques lignes plus loin, à affirmer la supériorité de La mojigata sur Le Tartuffe, heurta la prudente modestie du jeune «Inarco»: qualifier d'Apelle un barbouilleur ou de Vitruve un simple maçon, disait-il, lui paraissait en fin de compte fort banal et surtout incompatible avec una saine conception de la critique2. S'il avait déjà composé cinq pièces sur les six qui constituèrent sa contribution originale à l'art dramatique, seules étaient connues du grand public El viejo y la niña et la Comedia nueva. Estala, lui, avait pu lire également, en plus de La mojigata, la zarzuela El barón, dont Moratín devait faire une comédie, et El tutor (ou, à tout le moins, son ébauche), que notre auteur fit vraisemblablement disparaître à la fin de l'année 1793; par là-même, il était en mesure d'apprécier mieux que quiconque la dette de son ami à l'égard du grand modèle français, et plus exactement la part qui revenait déjà à D. Leandro dans les tentatives encore récentes d'instaurer un nouveau type de Comédie que Tomás de Iriarte venait d'illustrer, que Ramón de la Cruz, tout relativement et selon Moratín lui-même, avait approché par sa plaisante imitation des «modernas costumbres del pueblo».

De fait, l'admiration de Moratín pour Molière ne s'est jamais démentie durant sa vie, et l'on n'a pas manqué de rechercher avec minutie les éléments qui, dans l'oeuvre dramatique de l'écrivain espagnol, pouvaient témoigner, de manière plus ou moins convaincante et avec les avantages indéniables mais aussi les inconvénients que présente toute polarisation, d'une influence directe du classique français. Il est en tout cas révélateur qu'à la fin de sa carrière de dramaturge et après un silence de plusieurs années, Moratín soit revenu à la scène en traduisant, ou plutôt en adaptant, deux comédies de Molière, L'école des maris et Le médecin malgré lui, respectivement jouées en 1812 et 1814.

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Il convient de se demander en premier lieu, non point certes pourquoi notre auteur a fait porter son choix sur Molière, puisqu'à cette époque il le situait encore sur l'un des inaccessibles sommets occupés par Cervantes, l'Arioste et Homère, mais pour quelles raisons il a, d'une part, entrepris alors seulement de le traduire, et, d'autre part, préféré ces deux oeuvres à d'autres non moins célèbres de son aîné. La réponse à cette question, même s'il est parfois malaisé de lui donner une base documentaire indiscutable, ne semble pas néanmoins trop ardue. Essayons d'évoquer aussi brèvement que possible quelques circonstances susceptibles de nous éclairer sur ce point.

En juillet 1806, peu après la première triomphale de sa dernière oeuvre, El sí de las niñas D. Leandro envisage, dans une lettre à Napoli Signorelli de réaliser une «edición magnífica» de ses cinq comédies, dûment annotées et précédées d'un prologue relatant les vicissitudes de la poésie dramatique au cours du XVIIIe siècle, le tout agrémenté de gravures qui seront commandées à Manuel Albuerne d'après des dessins d'Antonio Rodríguez3. On sait que les notes, certainement achevées en 1807 pour la plupart4, ne verront le jour qu'après sa mort, dans les Obras póstumas de 1867, et que le premier prologue connu, celui des Obras dramáticas y líricas publiées à Paris par Auguste Bobée en 1825, n'embrasse pas la totalité du siècle en matière d'histoire du théâtre, contrairement à celui qui figurera dans l'édition posthume de 1830 par la Academia de la Historia, mais qu'il se borne à évoquer assez rapidement ce qu'on pourrait appeler les pionniers du néo-classicisme à partir de Montiano, c'est à dire à partir du milieu du siècle seulement. D'autre part, Manuel Silvela, le biographe de Moratín, affirme qu'il a vu ce dernier, et cela, comme on le déduit aisément de sa phrase, après 1819, travailler au prologue de l'édition de 18255, lequel, on le sait, sera complété en 1830 à l'aide d'une addition manuscrite de D. Leandro léguée par testament à González Arnao le 12 août 18276. Pourtant, notre auteur fait explicitement référence, dans l'une des notes à La comedia nueva qu'il rédigeait en 1807, au prologue annoncé quelques mois plus tôt à Napoli Signorelli, et plus exactement, à la partie de ce prologue qui évoquait («se dijo ya en el prólogo...») les péripéties de la Junta   -51-   de Reforma créée en 1799. Qu'est devenu ce texte? Nous l'ignorons7; Moratín n'en reparle pas en tout cas le 11 mai 1822, quand il écrit à Melón à propos d'une tentative d'édition par souscription de ses comédies et poèmes en Espagne8. Quoi qu'il en soit, il n'est fait mention de la Junta ni en 1825 ni en 1830: dans les deux cas, l'exposé prend fin, pour ce qui concerne l'histoire -le panorama- du théâtre au XVIIIe siècle, avec le long développement sur la théorie moratinienne de la comédie. L'Académie de l'Histoire, en 1830, n'a pas manqué d'être frappée par l'étrangeté d'un passage assez agressif à l'égard du gouvernement qui, selon Moratín, se désintéresserait notamment du théâtre et ne récompenserait pas l'amour des belles lettres: «No se puede designar con absoluta seguridad -dit une note- la época a que se refieren las expresiones que preceden, aunque parece natural que se hable del tiempo en que se escribió le prólogo para la edición de París del año 1825»9. Le souci de ménager le monarque, qui avait autorisé l'édition, ne semble pas suffire à expliquer cette remarque de l'Académie: la phrase de Moratín et sa mauvaise humeur, même en 1825, nous paraissent correspondre assez imparfaitement à l'état d'esprit d'un exilé dont le principal souci n'était pas alors, si l'on en croit sa correspondance, de voir réformer le théâtre de son pays; d'autre part, les reproches qu'il adresse aux critiques mal informés ou malveillants de la scène espagnole -La Harpe, dont la citation date alors d'un quart de siècle, mais aussi Caimo, Bettinelli et Quadrio- paraissent anachroniques, si l'on veut bien se rappeler qu'en 1778, dans son Theatro Hespañol. García de la Huerta fustigeait déjà les deux derniers Italiens pour les mêmes raisons; de plus, l'emploi du présent au cours de ces ripostes, s'il n'est peut-être après tout qu'un effet de style, ne laisse pas néanmoins de surprendre aussi quelque peu. Enfin, si tel passage relatif au succès de ses comédies est entièrement rédigé par Moratín au passé, de même que la conclusion et les phrases d'introduction («Consideró Moratín...; Creyó en efecto Moratín...; Concibió Moratín...») à divers paragraphes de son «arte nuevo» -celui-ci ne pouvant évidemment s'accommoder que d'un présent qui le délie de toute relativité-, par contre, tel autre passage évoquant le même succès de ses oeuvres pour l'opposer à la peu flatteuse opinion étrangère sur les goûts du public espagnol nous informe que ce dernier, «aplaudiendo las comedias de Moratín, responde a tan atropelladas censuras»; «El público español -lisons-nous encore- que tiene por muy nacionales las comedias de Moratín ha visto en ellas la pintura fiel de nuestros usos y costumbres...»10. Quant à la dernière partie du prologue, relative, celle-là aux seules «poesías sueltas» que Moratín a enfin accepté de réunir et d'annoter pour la première fois en 1820-1821 et qui s'achève sur une évocation des tendances poétiques suivies par Cienfuegos, Quintana, Mor de Fuentes et d'autres, tout est à nouveau, comme il fallait s'y attendre, au passé. Que conclure, ou du moins conjecturer, au vu de l'emploi de temps   -52-   différents à propos d'un même sujet, le plus cher au coeur de Moratín, à savoir, le théâtre? Qu'il oublia parfois, lors de la rédaction de son prologue, que vingt ans s'étaient écoulés depuis El sí de las niñas, sa dernière comédie originale, et qu'il revécut, et évoqua par là-même au présent, cette époque de création et de lutte? Ce n'est pas impossible. Ce qui l'est par contre à nos yeux, c'est qu'il ait pu transcrire dans ces cas précis tel passage de l'hypothétique prologue primitif, qui n'a pas laissé de trace et dont l'auteur avait seulement annoncé la prochaine rédaction à Napoli Signorelli: D. Leandro n'aurait pas commis la maladresse de laisser le texte au présent; la certitude nous en est donnée par le fait que notre homme avait dans ce domaine une certaine expérience: dans les années 1820, il fabriqua justement de toutes pièces, parmi d'autres, une lettre à son correspondant italien à l'aide d'une note de 1807 à La comedia nueva, et la data du 7 juin 1787, en se bornant pratiquement à mettre au présent tous les verbes nécessairement au passé, ladite note se référant à l'état du théâtre «veinte años hace»11. Comme on voit, l'échec du projet d'édition de ses comédies conçu avant la guerre d'Indépendance n'avait pas été tout à fait vain: Moratín a su réutiliser ultérieurement une partie du travail effectué à cette époque.

Mais il ne s'est pas contenté d'adresser en 1787 à Napoli Signorelli une lettre dont le texte fut rédigé... vingt ans plus tard. On n'a pas encore remarqué, croyons-nous, que l'édition des Obras dramáticas y líricas de 1825 a plus amplement profité que sa correspondance antidatée de ces notes manuscrites longtemps inutilisées mais précieusement conservées; en effet, dans cette édition, la seule reconnue par l'auteur, l'Advertencia à La comedia nueva est constituée à l'aide de deux textes rajoutés bout à bout; celui de la première note manuscrite de 1807 à la même pièce, suivi de l'Advertencia qui lui était alors également destinée; seuls quelques brefs passages sans grand intérêt ont été supprimés Le prologue à El viejo y la niña est, lui aussi, la simple transcription de celui que Moratín avait conservé depuis l'époque de son projet avorté, et dans ce cas, il s'est encore pratiquement contenté -il s'est   -53-   contenté, car les retouches sont de sa main, contrairement à ce qu'affirme l'éditeur des Obras póstumas-12 de modifier quelques temps: l'acteur Mariano Querol ayant pris sa retraite à la fin de la saison dramatique 1809-1810 et n'étant plus de ce monde depuis 1823, il fallait bien écrire en 1825 «que pudo -et non plus: «puede»- quitar al más atrevido la presunción de competirle»; de même, Napoli Signorelli ayant perdu la vie en 1815 et, en bonne logique cartésienne, son emploi d'«actual secretario del Ministerio de la Marina de Nápoles» obtenu en 1806, cette dernière mention fut supprimée, et l'on précisa que ses oeuvres lui avaient valu -et non plus: «le han adquirido»- l'estime des connaisseurs. Mais ce décès permettant à l'objectivité de prendre le pas sur l'amitié, D. Leandro préféra finalement substituer à ces phrases élogieuses une critique de la traduction de sa pièce par l'Italien13. Enfin, on pourra s'étonner que le prologue de la première édition (1812) de La escuela de los maridos, ce vibrant éloge de Molière, sur lequel nous reviendrons, ait été remplacé en 1825 par un texte entièrement nouveau, dans lequel est seulement incluse la citation d'un assez long passage du précédent. En premier lieu -et la démarche n'est pas sans rappeler celle dont témoigne un autre écrit contemporain, le prologue au Fray Gerundio, dont la publication, pourtant autorisée en 1811, ne fut apparemment pas réalisée-14, Moratín met bien souvent à profit l'évocation de la vie et de l'oeuvre du dramaturge français pour «vaciar el saco», comme il dira en 1821 à propos des notes à ses «poesías sueltas»; il est en effet des expressions qui ne trompent pas: «los escritores de folletos mensuales, los copleros fríos, los oradores de librerías y plazuelas, los traductores, compiladores, anotadores y detractores de oficio» qui s'en prirent à L'école des maris, les «eruditos de polyantea», «la infeliz caterva de periodistas y sabios de tertulia» qui refusait de reconnaître en son temps le génie de Molière, un peu de familiarité avec les écrits de D. Leandro ne laisse aucun doute sur l'identité de ces peu recommandables individus, qui étaient en fait des compatriotes de Moratín et non point de son modèle. Qui plus est, nombre d'éléments de la théorie moratinienne du théâtre, complaisamment développés dans le prologue général de 1825, figurent déjà, mais attribués alors à Molière, dans celui de La escuela de los maridos en 1812, à commencer par la distinction bien connue entre «copia» et «imitación», et surtout l'exposé des thèmes auxquels doit se limiter la bonne comédie15, que l'on retrouvera transcrit presque mot pour mot, avec seulement quelques variantes et compléments, dans l'édition des Obras dramáticas y líricas16, et dont l'ébauche, déjà, apparaissait dans le dialogue des premières   -54-   éditions de La comedia nueva17, ce qui explique sans doute pourquoi le passage fut supprimé, tout comme disparut, nous l'avons, dit, le prologue primitif à La escuela de los maridos, dans celle de 1825.

Cependant, si l'on peut, selon toute vraisemblance, estimer que la guerre d'Indépendance fut cause de l'échec du projet de 1806, le fait que Moratín, à peine âgé de quarante six ans, travaille à cette dernière date à une édition de ses comédies, et à une édition non seulement annotée, mais également précédée d'un prologue historique, donne à cette entreprise un caractère de bilan, un bilan dont les circonstances, en quelques sorte, retarderont la publication d'une vingtaine d'années: l'auteur semble parvenu à un point à partir duquel il éprouve le besoin de se tourner vers le passé et non plus vers l'avenir, comme s'il considérait close sa propre production originale; de fait, il précise à Napoli Signorelli, à propos de El sí de las niñas dont la première a eu lieu quelques mois auparavant: «la llamo última, porque no quisiera gastar le tiempo en componer más obras de esta especie»18. On peut certes objecter que, selon ses propres termes, les pièces qu'il envisage d'éditer sont celles qu'il a écrites «hasta ahora», et d'autre part, son biographe un peu trop complaisant, Manuel Silvela, l'ami des dernières années, nous informe qu'en 1806, notre auteur avait en tête le plan de plusieurs oeuvres nouvelles19. Mais si Moratín renonça à les développer, c'est surtout, nous dit Silvela, parce que la rancune de ses adversaires, malgré l'appui de Godoy, était devenue plus dangereuse que jamais après El sí de las niñas; D. Leandro a évoqué lui-même, dans un passage du prologue de la pièce, publié dans les Obras dramáticas y líricas de 1825 -et, il va de soi, «oublié» en 1830-, les craintes que lui firent alors éprouver l'Inquisition et un «ministro» particulièrement attaché à sa perte (Negrete, fils du comte de Campo de Alange, selon Melón). Il semble donc logique, que, comme le prétend encore Silvela, la décision de renoncer définitivement au théâtre se soit alors imposée à lui. Cette décision, elle est précisément annoncée en 1812 dans le prologue de La escuela de los maridos, une pièce que D. Leandro aurait traduite, s'il faut l'en croire, avant la guerre, et qu'il aurait donnée aux comédiens pour ne pas opposer un refus trop catégorique aux sollicitations du gouvernement «josefino» désireux de voir un auteur en renom contribuer à son prestige par de nouvelles oeuvres20. Cependant, si l'arrêt de la production dramatique originale de Moratín était exclusivement imputable aux tracasseries qu'elle lui avait values notamment en 1806, il est permis de se demander pourquoi, renonçant à développer le plan d'autres pièces théâtrales, il n'aurait gardé en fin de compte que l'adaptation d'une comédie de Molière -«una de las más estimadas», il est vrai- pour la faire jouer à une époque très favorable pour lui, au cours de laquelle il fit également paraître l'Auto de fe de Logroño et rédigea le prologue à une édition du Fray Gerundio...

L'auteur anonyme du Juicio crítico placé en tête d'une réédition des Obras dramáticas y líricas réalisée par Antonio et Francisco Oliva, de Barcelone, en 1834, remarque pertinemment que «Moratín escogió sin duda esta pieza de Molière por coincidir su objeto con le que tanto se proponía por blanco en   -55-   sus piezas originales: es decir, los funestos resultados de un tratamiento demasiado rígido y opresivo, así en los padres como en los esposos»21. En effet, le thème de L'école des maris, et, pour être plus exact, celui de La escuela de los maridos, constitue justement la synthèse des problèmes fondamentaux posés par D. Leandro depuis sa première oeuvre, El viejo y la niña, puisque les deux tuteurs-éducateurs y sont en même temps candidats au mariage avec leur pupille respective. C'est là qu'est une autre partie de la réponse à notre question: Juan de Dios Gil de Lara observait déjà au début du siècle passé que La mojigata «muchas cosas tiene parecidas a La escuela de los maridos»22; mais elle est loin d'être la seule. Et c'est vraisemblablement pourquoi, après El sí de las niñas, Moratín, se sentant incapable de se surpasser, ou de se renouveler comme le lui suggérait Quintana en 180423, n'aura d'autre recours, pour éviter l'impasse, que de chercher à présent l'inspiration chez son modèle et «faire du Moratín» avec la caution de Molière.

Quant à El médico a palos, la destination même de la pièce nous aide à comprendre le choix de D. Leandro: le «gracioso» de la troupe de Barcelone, Felipe Blanco, à qui notre auteur «debía particulares atenciones de amistad» -un sonnet, écrit en 1816, témoigne une fois encore de cette gratitude- devait donner le 5 décembre 1814 une «función de beneficio», c'est à dire une représentation dont la recette lui était destinée24. Il fallait à Blanco un rôle sur mesure: ce fut celui de Sganarelle-Bartolo, héros de cette farce médicale de Molière. D'autre part, les conditions d'existence de Moratín étaient moins favorables que jamais à la création d'une nouvelle oeuvre originale: parvenu à Barcelone a la fin du mois de juin 1814, vivant dans l'isolement et la crainte, D. Leandro n'avait certainement, pas le coeur à invoquer Thalie; il ne dut d'ailleurs disposer en fait, pour adapter la pièce française, jouée, nous l'avons dit, le 5 décembre, que de quelques mois, voire de quelques semaines à peine. Ici, pas de prologue. Et pourtant, ce diable d'homme n'avait rien perdu de son talent. Mais ne lui avait-on pas facilité la tâche? Nous tenterons plus loin de répondre à cette nouvelle question.

La escuela de los maridos, selon l'édition parisienne des Obras dramáticas y líricas réalisée par les presses d'Auguste Bobée en 1825 à l'aide des textes imprimés et manuscrits cédés à Vicente González Arnao par devant notaire un an plus tôt25, aurait été déjà rédigée, disions-nous, avant l'insurrection de 1808. Qu'en fut-il exactement? Le journal intime de l'auteur, assez clairsemé certes durant les mois qui précédèrent immédiatement le conflit, est muet sur ce point. D'autre part, pourquoi Moratín aurait-il traduit une comédie de Molière, disons par plaisir ou en témoignage d'admiration, et   -56-   enfin sans être sollicité -comme il le sera précisément sous le règne de Joseph Bonaparte-, à une époque où, rappelons-le, il était occupé à rédiger des notes en vue d'une édition de ses oeuvres dramatiques complètes et après avoir, comme il l'avait écrit à Napoli Signorelli, renoncé au théâtre? Il y a, fera-ton remarquer, le précédent de Hamlet, traduit en 1794 et publié quatre ans plus tard. Mais il s'agissait là d'une véritable traduction, non destinée à la scène, contrairement au texte de La escuela de los maridos, considérablement remanié, lui, mais aussi actualisé et adapté à l'Espagne des années 1800 au point, nous dit Moratín, qu'il était impossible d'en déceler l'origine (on comparera d'ailleurs avec fruit les conceptions radicalement différentes de la traduction qui sont développées dans les prologues respectifs des deux oeuvres). Et en tout état de cause, pourquoi avoir attendu 1812 pour donner la pièce aux comédiens, alors qu'un auparavant plusieurs comédies moratiniennes étaient reprises au théâtre du Príncipe? Revenons à l'édition de 1825: quelques phrases peuvent en effet nous laisser entrevoir une autre partie de la réponse. D. Leandro précise qu'en 1808 une «pérfida invasión», perpétrée par des «ejércitos enemigos», imposa silence aux muses, et que l'usurpateur offrit au «pueblo oprimido» des divertissements susceptibles de le faire chanter «al son de las cadenas». Pour un ancien fonctionnaire du roi Joseph, même grandement déçu, qui en 1811 chantait la louange du nouveau régime26, c'est beaucoup d'ingratitude; ce passage rend en réalité le même son que les lettres écrites de Barcelone par Moratín à ses amis Melón et Loche en juillet 1814, alors que la débandade et la persécution des «afrancesados» lui inspiraient un vocabulaire patriotique de circonstance en prévision d'une saisie éventuelle de sa correspondance. D'autre part, notre auteur, résidant à Bordeaux depuis la mi-octobre 1821, est l'objet d'une surveillance constante de la part du Ministère de l'Intérieur qui tend à confondre les libéraux exilés de 1823 et leurs prédécesseurs, les anciens collaborateurs du régime de Bonaparte, au nombre desquels Moratín occupe une place de choix, si l'on en juge d'après les rapports de police, dans lesquels on lui prête assurément bien plus de noirceur qu'il ne mérite27. Il semble en conséquence que Moratín, dans ce passage du prologue de 1825 à La escuela de los maridos, ait tenu à écarter les soupçons; mais il restait que la première, en 1812, de cette comédie traduite de Molière, contrairement à celle de El médico a palos, jouée dans une Barcelone aux mains des patriotes, était bel et bien le résultat de pressions plus ou moins officielles de l'occupant, si l'on en croit l'auteur lui-même; et dans ce cas, lorsque ce dernier ajoute que, de guerre lasse en somme, il consentit enfin à s'exécuter pour donner non pas une oeuvre originale, mais une simple traduction, datant en outre de plusieurs années, n'essaie-t-il pas d'atténuer en fait la fâcheuse impression que pourrait produire sur un ministre de la Restauration mal disposé à son égard cette preuve de collaboration avec l'ennemi commun, un ennemi doublement honoré ailleurs, puisque le choix de D. Leandro s'était porté sur un grand dramaturge français? Si telle n'avait pas été l'intention de l'auteur, quel intérêt aurait pu présenter ce passage, curieusement inséré dans un prologue exclusivement consacré à des considérations esthétiques et techniques, et qui ressemble tant à une justification tardive? Relisons-le de plus près: une brève introduction de   -57-   caractère chronologique précisant l'antériorité de la pièce par rapport à mai 1808; un couplet de circonstance -la phrase la plus longue- sur le méchant envahisseur; le refus de l'auteur malgré les fortes pressions exercées sur lui, puis son geste de condescendance; et enfin, la conclusion rappelant comme une conséquence sa renonciation définitive au théâtre, annoncée en réalité tout à fait incidemment, entre parenthèses, dans le prologue de 1812; tout s'enchaîne de manière à faire retomber la plus grande part de responsabilité sur l'oppresseur, l'«opprimé» résistant à la contrainte jusqu'aux limites du raisonnable, et décourageant, par la décision de prendre sa retraite, toute nouvelle sollicitation incongrue.

La même année où fut jouée et imprimée La escuela de los maridos, un autre fonctionnaire célèbre du gouvernement «josefino», Josef Marchena, avait fait paraître, nettement avant la première de l'adaptation moratinienne28, una traduction en vers de L'école des femmes, «de orden superior» et aux frais de l'Imprimerie Royale, après l'avoir portée à la scène en février 1811. Le prologue précisait: «se irán publicando las comedias de Molière, cada una de por sí y a medida que se fueren representando»; mais en outre, il promettait de constituer, à l'aide de plusieurs «disertaciones» destinées à les accompagner, une sorte de «Poética de la Comedia» qui traiterait du théâtre espagnol ancien -comme le fit D. Leandro après y avoir travaillé des années durant-, du théâtre français, et de la poésie dramatique en général. Or, Marchena allait vite en besogne: en novembre 1810, une première traduction de Molière, celle du Tartuffe, était jouée au théâtre du Príncipe sous le titre de El hipócrita, et figurait encore régulièrement au programme en 1811, date à laquelle elle fut publiée par l'imprimeur de l'armée française en Espagne, et en 1812, alternant avec celle de L'école des femmes. En outre, dans ses Lecciones de filosofía moral y elocuencia, publiées en 1820 à Bordeaux, où Moratín allait s'installer un an plus tard, Marchena affirmait avoir traduit toutes les autres comédies de Molière, après avoir d'ailleurs fait éditer l'année précédente et dans la même ville les contes de Voltaire, dont notre auteur lui aussi voulut mettre Candide à la portée des lecteurs espagnols... Il n'est donc pas non plus exclu que Moratín ait eu la coquetterie de vouloir, également, apparaître sinon comme le premier traducteur de Molière -d'autres l'avaient précédé, avec plus ou moins de bonheur, dans cette tâche-, du moins, face à ce traducteur pratiquement officiel qu'était en somme Marchena, comme le premier en date des rares auteurs talentueux dont la traduction fût à la mesure de l'original29. A peu de chose près, c'est, souvenons-nous,   -58-   à cette même époque qu'il rédigeait un certain nombre de lettres antidatées d'une trentaine d'années, destinées à la publication, et partant, à donner notamment de lui l'image d'un jeune intellectuel digne de sa renommée ultérieure.

El médico a palos pose pour sa part un problème fort délicat, que Cotarelo y Mori n'avait pas manqué de remarquer en son temps; le critique espagnol estimait en effet en 1899, dans son étude sur les Traductores castellanos de Molière30, que la pièce était antérieure à 1814. Il se basait, pour exprimer cette conviction, sur le fait qu'une autre adaptation du Médecin malgré lui, intitulée El médico por fuerza31, avait été, selon lui, jouée à Madrid durant cette même année 1814; d'autre part, cette oeuvre, dont nous avons retrouvé trois manuscrits différents, est en effet étrangement semblable à l'adaptation moratinienne: «en su mayor parte -affirme Cotarelo- responde al texto genuino de Moratín»; dans les passages que l'on peut qualifier, sans exagération aucune, de communs aux deux oeuvres, les termes, ajoute-t-il, sont indentiques à ceux de D. Leandro, «aun en los casos en que la traducción no es literal, sino libérrima, cosa imposible en dos autores que escriben con independencia sus textos»; et sa conclusion était:

pudiera creerse que o bien esta segunda forma de traducción [El médico por fuerza] sea la primitiva hecha por Moratín, o bien que alguno aprovechó su obra y para disfrazar el hurto le añadió algunos pasajes, unos tomados del original francés, y otros de su invención propia. Esto último sería más verosímil, sobre todo atendiendo a lo débiles que son los trozos añadidos, si no pareciese imposible que desde el 5 de diciembre, y antes de acabarse el año, hubiese tenido tiempo de llegar a Madrid la obra moratiniana, sufrir tantas reformas, y aparecer en el teatro.



Essayons tout d'abord de procéder par éliminations successives. Dans les programmes quotidiens des théâtres madrilènes qui constituent l'un des appendices de son Isidoro Máiquez, pourtant postérieur de trois ans à l'étude citée, nous ne trouvons pas trace de cette oeuvre en 1814, c'est à dire, comme l'entend Cotarelo, durant l'année théâtrale 1814-1815 (l'original manuscrit de ces programmes a disparu de la liasse I-25 des archives du Corregimiento de Madrid); résultat également négatif pour les années précédentes et suivantes. Mais Palau, dans son Manual del librero hispanoamericano, affirme de son côté que deux éditions de El médico a palos, l'adaptation de Moratín, furent réalisées en 1814 à Madrid, l'une sans mention de l'éditeur, (en fait: Collado, selon Aguilar Piñal) l'autre par les soins de Blas Roca, (non cité par le même bibliographe) et les précisions qu'il apporte (toutes deux in-8, 75 et 60 pages respectivement) paraissent autant de preuves. Antonio Odriozola, on le sait, a depuis longtemps montré que le pourcentage d'«ediciones fantasmas»   -59-   des oeuvres de notre auteur considérées comme authentiques par Palau est singulièrement substantiel32; le bibliographe espagnol attribue d'ailleurs par erreur à Moratín une traduction de L'école des femmes postérieure à celle de Marchena et parue à Valencia chez Ferrer de Orga en 1815, alors que de toute évidence il s'agit là d'une simple réédition de La escuela de los maridos.

Mais un détail troublant nous fait hésiter à le contredire: la Biblioteca Municipal de Madrid conserve, outre deux manuscrits postérieurs à 1815, un exemplaire imprimé de El médico a palos dont la page de titre, hélas, a disparu, (Aguilar Piñal l'attribue à Estevan, Valencia, 1815), mais qui, sans le moindre doute, fut remis à la censure en vue d'une représentation; or, si l'examen de la pièce, daté du 30 octobre 1815 et suivi d'un ultime avis du corrégidor Motezuma émis le 19 novembre, (cette dernière intervention précédant la reprise de la pièce le 20, après son interdiction cinq jours plus tôt par l'Inquisition) est rédigé sur une feuille collée à la fin de l'ouvrage, le censeur a néanmoins commencé sa première phrase sur la page 60 et dernière de l'imprimé: l'exemplaire a bien été utilisé pour la première madrilène de la pièce, qui eut lieu le 12 novembre 1815 et fut suivie de quelques séances supplémentaires; mais il se trouve que dans le faible espace compris entre le début de la censure, au bas de la page, et la fin du texte de l'oeuvre, qui en occupe la moitié supérieure, figure l'«aprobación» manuscrite suivante: «Madrid, 19 de enero de 1815. No ai inconveniente en su representación. El Conde de Casillas». Aucune séance n'a pourtant été consacrée à El médico a palos autour de cette date précoce. Cela confirmerait en tout cas que, comme l'affirme Palau, il existe au moins une édition de 1814. C'est bien de 60 pages, on l'a dit, que se compose ce texte soumis à la censure, et le même chiffre est donné par Palau pour l'édition, apparemment connue de lui, de Blas Roca à Madrid. Nouvel élément fort embarrassant: l'exemplaire de El médico a palos publié à Valencia en 1815 par Estevan, et que nous possédons, comporte en premier lieu le même nombre de pages, et surtout, sa composition typographique est rigoureusement identique à celle de l'imprimé de la Biblioteca Municipal; à de très rares exceptions près, se réduisant d'ailleurs à quelques lettres, toutes les pages paraissent avoir été tirées dans les deux cas à l'aide du même jeu de planches de caractères; seuls le titre et le mot FIN, en majuscules, sont d'un format légèrement inférieur chez Estevan, qui divise en outre la comédie non point en «scenas», mais en «escenas». Si l'on admet que le Conde de Casillas n'a pas commis l'erreur, banale en janvier, d'écrire «1815» pour «1816» -l'adaptation de Moratín fut justement reprise le 26 février de cette dernière année-, c'est donc au plus tard à la mi-janvier 1815 qu'on aurait, à tout le moins, tenté de jouer la pièce à Madrid. Mais l'hypothèse d'une erreur du comte de Casillas paraît s'imposer: en effet la liste des corrégidors donnés par Timoteo Domingo Palacio dans son Manual del empleado en le Archivo General de Madrid est bizarrement tronquée entre les pages 176 et 177 de l'ouvrage, de sorte qu'on pourrait en déduire qu'entre le 27 mai 1813 au plus tard, date du départ définitif des Français, et le 5 août 1816, date supposée de l'entrée en fonction du comte de Motezuma, Madrid n'a pas eu de corrégidor à sa tête. Or il se trouve que la présence de Motezuma est plusieurs fois attestée dès 181533, et que d'autre part, le comte de Casillas [de Velasco], apposa sa signature le 14 juillet 1816 au bas du troisième acte de El viejo y la niña, de Moratín34. La Gazeta de Madrid ne fait pour sa part mention de l'adaptation de Moratín ni en 1814 ni même au cours du premier trimestre 1815. Cotarelo aurait-il donc confondu par mégarde non seulement El médico por fuerza et El médico a palos, mais encore cette dernière oeuvre et La escuela de los maridos, reprise plusieurs fois au cours de l'année 1814-1815? C'est hautement improbable.

L'historien espagnol a été en 1899 induit en erreur, pensons-nous, par   -60-   l'un des trois manuscrits de la «comedia en prosa en 2 Actos» El médico por fuerza, respectivement conservés à la Biblioteca Nacional de Madrid sous les cotes 16107 et 15996, et à la Biblioteca Municipal de la même ville sous la cote 1-28-21. En effet, le dernier cité porte sur sa première page la mention: «Año de 1814»; or, cette année-là, nous l'avons précisé, rien n'a été apparemment joué sous ce titre à Madrid, et le fait que, contrairement à la coutume, aucun nom d'acteur ne figure en face de la liste des personnages renforce en fin de compte notre conviction.

Mais il se trouve en outre que le manuscrit 15996 de la Biblioteca Nacional porte sur la page de titre les dates: «1806», «3 Nobre. 1808» et «30 Mayo 1809»; le 16107 est, lui, daté de 1802 sur sa page de titre35; celle du deuxième acte l'est également, et il y est précisé qu'il s'agit d'une «comedia nueva»; il n'est cependant pas hasardeux d'estimer que l'original était encore plus ancien, peut-être même suffisamment pour que la reprise projetée en 1802 fût considérée comme une première36; mais gardons-nous d'émettre une nouvelle hypothèse: nous en avons déjà trop formulé à notre gré dans le présent travail. Quoi qu'il en soit, ce manuscrit offre la particularité d'avoir été l'oeuvre de deux copistes différents: une première partie du texte de l'acte I, rédigée sur des feuillets d'un format plus réduit que les autres, est d'une écriture maladroite et apparemment vieillotte, que l'on retrouve à l'acte II; pour le reste du premier acte, et malgré des encres diverses, on reconnaît la même main à laquelle est due la page de titre. Mais la pièce fut-elle jouée à Madrid en 1802? La réponse est négative, tout comme pour l'année 181437; dans les deux cas, cependant, il existe une explication plausible, à défaut de certitude: c'est à la date du 27 mai 1813, avons-nous dit, que les Français abandonnèrent Madrid, et on se borna pratiquement en juin à utiliser les pièces du répertoire, dans l'attente de l'afflux massif de nouvelles oeuvres inspirées par la lutte contre l'envahisseur en déroute, ce qui fit sans doute renoncer à la représentation de comédies moins adaptées aux circonstances durant le reste de la saison; en 1802, l'incendie du théâtre du Príncipe le 11 juillet, suivi peu après de la faillite de l'«empresario», réduisit brutalement de moitié les programmes38.

Ainsi donc semble attesté un large droit d'aînesse de El médico por fuerza sur l'adaptation moratinienne, et l'on ne peut sans perplexité observer que le titre du second acte, sur le manuscrit de 1802, a été corrigé en El médico a palos, leçon que conservera, au même acte, le copiste de 181439.

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D'autres éléments tendent à confirmer l'antériorité de la pièce par rapport à celle de Moratín; en premier lien, le «voseo» presque généralisé pour la formule de politesse40, alors que D. Leandro utilise, lui, invariablement «usted»; l'absence de localisation géographique espagnole, tandis que chez Moratín c'était pour ainsi dire un principe, déjà appliqué dans La escuela de los maridos, et cela seul, croyons-nous, tendrait à montrer que El médico por fuerza n'est pas de lui; l'auteur inconnu conserve une bonne partie du jargon latin de Sganarelle, invente aussi quelque peu dans ce domaine, et un membre de sa phrase («mascula sunt maribus») se retrouve dans El médico a palos, etc. D'autre part, est-il vraisemblable, si l'on admet la timide hypothèse de Cotarelo, qu'un plagiaire de cette dernière pièce ait conservé, pour ses personnages, des noms français élémentairement hispanisés, tel Jaquelina, ou littéralement transcrits, comme Geronte, quand «Inarco» les a déjà appelés respectivement Juliana et Gerónimo? Curieuse démarche également que celle qui aurait consisté à copier le texte moratinien puis à lui rajouter de nouveaux passages traduits de Molière. D'une manière générale, le style de l'oeuvre anonyme, malgré l'identité presque totale de nombreux passages communs aux pièces, n'a pas l'aisance de celui de notre dramaturge; telle déformation du langage («aspacito», pour «despacito»), telle outrance («darla a cada comida tres arrobas de pan hecho sopa en vino»), tel détail de mise en scène non prévu par Molière (Bartolo-Sganarelle, après avoir fait asseoir Geronte, s'apprête, pour guérir la fille en soignant le père, à arracher le coeur de ce dernier avec un couteau en guise de lancette)41, sont autant d'éléments qui évoquent pour nous le style des «saineteros» et dont Moratín, il va de soi, nous a privés42. Enfin, le texte de El médico a palos est, par rapport au précédent, largement émondé, parfois augmenté aussi, et plus élaboré en fin de compte; on y retrouve d'ailleurs çà et là un certain nombre de tournures plaisantes, de procédés comiques, auxquels nous ont habitué l'oeuvre dramatique et la correspondance de l'auteur43.

Il n'en reste pas moins que, comme l'affirme avec raison Cotarelo, El médico por fuerza et El médico a palos ne peuvent avoir été écrits indépendamment l'une de l'autre. La première de ces adaptations fut-elle rédigée par un autre auteur que D. Leandro? Est-il au contraire arrivé à celui-ci la   -62-   même mésaventure qu'avec la «zarzuela» El barón, dont le plagiaire Mendoza fit sa Lugareña orgullosa avant que Moratín n'en tirât sa propre comédie? Il est peut-être risqué de nous prononcer catégoriquement en l'état actuel de nos connaissances. Mais au souvenir de ces fausses lettres dont certaines furent composées par «Inarco» à l'aide de textes d'un autre que lui et qui n'étaient même pas tous anonymes, un soupçon cependant nous tenaille, même si l'on hésite quelque peu à le formuler avec netteté...44 Compte tenu de l'absence totale de référence à El médico a palos dans la correspondance de D. Leandro avant le 2 décembre 1816, il nous faut bien reconnaître que la première de nos deux hypothèses paraît en effet s'imposer à l'esprit avec une certaine force.

Tentons à présent, pour conclure, de dégager les raisons qui ont poussé Moratín à modifier, dans ses deux adaptations, le texte de Molière.

D. Leandro a lui-même clairement annoncé, dans le prologue de 1812 à La escuela de los maridos et, de manière plus précise, dans celui qui précède chacune des deux oeuvres en 1825, les principales altérations qu'il a cru devoir faire subir à l'original. Examinons les plus significatives, qui sont d'ordre technique et esthétique, ou -lato sensu- idéologique.

Le souci d'actualiser en 1812 L'École des maris et de lui faire surtout porter «basquiña y mantilla» -expression chère à notre auteur- entraîne en premier lieu la suppression de la longue tirade de Sganarelle, à présent appelé D. Gregorio, sur «los trajes que se usaban en Francia en el año de 1661, entonces y ahora impertinentes en la fábula»45; et dès le début de l'acte I, de nombreuses références à la topographie et aux us et coutumes madrilènes créent la nouvelle atmosphère dans laquelle va se développer l'intrigue: Prado, puerta de San Bernardino, Fuencarral, Florida, camino de Maudes, etc., autant de noms familiers au lecteur de la correspondance et du journal intime de Moratín, qui hantait volontiers ces lieux, et ne dédaignait pas non plus la «comedia», le «chocolate», voire la «lotería», s'il n'avait aucun don pour le «fortepiano»; la place publique parisienne46 devient pour sa part la plazuela de Afligidos, qui demeure, on le voit, un lieu de rencontre parfaitement naturel pour les personnages, dont les résidences sont situées sur son pourtour: ainsi est observée l'unité de lieu qui, avec celle de temps («la acción empieza a las cinco de la tarde y acaba a las ocho de la noche», est-il précisé) et d'action, contribue à la vraisemblance, cette règle des règles à laquelle doivent être subordonnées les précédentes.

C'est au nom de cette vraisemblance que Moratín prend soin de motiver la présence, mais aussi «las salidas y entradas de los interlocutores, donde vio que Molière había descuidado este requisito»: Valère-Enrique, naturel de Cordoue, est venu à Madrid pour veiller au bon déroulement du classique   -63-   «pleito», maintes fois invoqué déjà dans le théâtre du Siècle d'Or; la sortie du jeune homme et de son valet à la fin du premier acte est justifiée par leur crainte d'être aperçus par D. Gregorio, à l'affût derrière ses persiennes, alors que Molière ne fournit aucune explication; ce même D. Gregorio, à la scène 4 du second acte, précise qu'il ira chez l'apothicaire commander «aquel ungüentillo para los callos» de manière à ce que sa brève absence durant la scène 6 et son retour à la suivante paraissent naturels; à la scène 8, le tuteur apprend de la bouche de sa pupille, «la astuta» doña Rosa, que durant cette absence, une voix inconnue, entendue à travers la porte, l'a prévenue de son prochain enlèvement, tandis que son homologue Isabelle était trop laconique au gré du traducteur («j'ai su que...»), et les divers détails concrets fournis par la jeune madrilène sur les circonstances de l'incident atténuent «la estúpida credulidad», plus propre à la farce, qui caractérisait Sganarelle (tuteur après tout, et de ce fait chef de famille, dont il importe de tempérer, autant que faire se peut, le ridicule), et satisfont également une certaine logique exigée par le lecteur ou le spectateur; car tout se passe en effet bien souvent comme si Moratín répondait aux questions qu'il se serait posées en tant que lecteur ou spectateur de la pièce française et que tout un chacun pourrait par là-même se poser: ainsi, on sait que chez Molière la jeune Isabelle, surprise hors du logis par Sganarelle, prétend que sa soeur Léonor est éprise elle aussi de Valère et jusqu'alors payée de retour, et que,


...ayant appris le désespoir
Où j'ai précipité celui qu'elle aime à voir,
Elle vient me prier de souffrir que sa flamme
Puisse rompre un départ qui lui percerait l'âme,
Entretenir ce soir cet amant sous mon nom
Par la petite rue où ma chambre répond
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et ménager enfin pour elle adroitement
Ce que pour moi l'on sait qu'il a d'attachement.
(. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .)
Et, pour justifier cette intrigue de nuit
Où me faisait du sang relâcher la tendresse,
J'allais faire avec moi venir coucher Lucrèce47.

On peut, à la lecture de ces vers, se demander avec Moratín pourquoi, si Valère aimait Léonor au point de vouloir l'épouser, il aime aussi Isabelle. Aucune explication vraisemblable n'est donnée par Molière, dans la mesure même où l'extrême sottise de Sganarelle l'en dispense. Et c'est d'ailleurs pourquoi l'homologue moratinien de Sganarelle s'écrie fort légitimement: «¿Pero este D. Enrique, o D. Demonio, a quántas quiere?» Et D. Leandro, mettant à profit le thème classique de la jalousie, auquel il avait eu précédemment recours dans El viejo y la niña, fait alors longuement, laborieusement, exposer par doña Rosa, son Isabelle, que Valère-Enrique, ayant aperçu peu auparavant un certain Antonio de Escobar fort empressé auprès de Leonor, a décidé de rompre avec cette dernière et, pour la rendre jalouse, s'est mis à faire la cour à sa soeur. Mais comment Léonor aurait-elle pu d'autre part se rendre aussi facilement chez Isabelle, comme le prétend cette dernière   -64-   -et qui plus est, de nuit- à l'insu de son propre tuteur? Nouvelle argumentation aussi logique que fallacieuse de doña Rosa; de sorte que le souci de répondre à toute éventuelle question d'un Sganarelle moins sottement crédule semble faire perdre de vue à Moratín que son personnage féminin apparaît en fin de compte plus roué, pourvu d'une imagination plus fertile, donc plus «inquiétante», que l'Isabelle de Molière. Mais cette fâcheuse impression est atténuée dans la mesure du possible par l'adaptateur qui s'efforce tant bien que mal de contenir les actes et les propos de ses personnages féminins dans les limites de la décence à laquelle nous ont habitués ses comédies originales. Aussi Leonor, désirant aller, comme son homonyme chez Molière, «du beau temps respirer la douceur», demande-t-elle préalablement à son tuteur D. Manuel-Ariste de l'accompagner ainsi que sa soeur au cours de ce «desahogo inocente»: c'est la «decente libertad» -qualifiée ici d'«honesta»- que, selon l'auteur de El sí de las niñas48, il convient d'accorder aux filles, celle que préconise aussi D. Manuel, pour savourer au dénouement les «frutos de la educación»49 qu'il a donnée à sa pupille. En outre, le but de la promenade est précisé50: on ira goûter chez l'amie doña Beatriz («si usted quiere», ajoute Leonor à l'adresse de son tuteur), et D. Manuel, s'il ne peut ensuite retourner chercher la donzelle, sait pertinemment qu'un domestique de l'hôtesse se chargera lui-même de la raccompagner, comme le confirmera la scène 6 du troisième acte. Contrairement à Isabelle, doña Rosa51, pourtant convaincue des «prendas estimables» d'Enrique, a pris également soin de s'informer «de su estado, de su conducta y de su calidad», cette «igual calidad» requise, selon le commissaire, comme l'amour réciproque, pour légitimer un mariage52, et dont le défaut, réel ou supposé, était source de conflits dans mainte comédie au temps de Moratín. Restait une «indecorosa desenvoltura»53 que tout néo-classique conséquent ne pouvait tolérer sur la scène: celle d'Isabelle allant «sans crainte aucune / A la foi d'un amant commettre [sa] fortune», comportement qui rappelait fâcheusement ces nombreuses visites des «damas» du Siècle d'Or au domicile de leur «galán», contre lesquelles s'étaient élevés au XVIIIe siècle les contempteurs de l'«immoralité» caldéronnienne. Dans La escuela de los maridos, doña Rosa veut aller sagement se réfugier au domicile de son oncle et de sa soeur; c'est seulement parce que l'apparition de D. Gregorio interrompt sa marche que, bouleversée, elle se laisse convaincre par D. Enrique de... suivre la leçon de Molière, mais après que le galant l'ait assurée que sa gouvernante, «muger anciana y virtuosa», prendra soin d'elle et de son honneur54. C'est précisément dans ce troisième acte que Moratín a le plus innové en ce qui concerne les détails de l'intrigue; dans La escuela de los maridos,

Nada hay tampoco de los incidentes violentos que preparan el desenlace; cuando escondida la pupila (sin dejarse ver de ninguno), el galán desde la ventana, los dos hermanos, el comisario y el escribano   -65-   desde la calle, ajustan el casamiento sin que se averigüe quién es la que se casa, y a la luz de un farol atropellan y firman un contrato de tal entidad; en lo cual no parece sino que todos ellos han perdido el juicio, según son absurdas las inconsecuencias de que abunda aquella situación55.



En effet, c'est là encore une solution vraisemblable qui est préférée à celle de Molière: le commissaire estime que le seul remède à l'incartade commise par celle que l'on croit être Leonor est le classique «depósito» de la jeune fille dans une famille honorable, avant de la marier le lendemain avec son galant56. Cette mesure, certes, ne devait guère avoir la faveur de Moratín, qui s'élève justement, dans La mojigata, contre l'intention manifestée par la «señorita malcriada» doña Clara d'y recourir en désespoir de cause57; et c'est pourquoi la phrase du commissaire déclarant que la loi non seulement permet mais protège ce mariage nous apparaît davantage comme l'énoncé d'une circonstance atténuante que comme une justification. Mais D. Leandro va plus loin: la «novia», interrogée par le commissaire qui lui propose sa propre demeure comme refuge, a manifesté sa préférence pour celle de D. Manuel, et ce dernier, croyant toujours que la jeune fautive est sa pupille, accepte en conséquence de se charger lui-même de l'opération, sous les railleries de D. Gregorio qui souligne la situation apparemment burlesque d'un tuteur acceptant sa pupille «en depósito de manos de su amante, para entregársela después tal y tan buena». Et c'est alors que D. Manuel précise ses raisons, curieusement opposées mais en fin de compte analogues, par le souci dont elles témoignent de ménager la dignité parentale, à celles de la mère du jeune Alcalá Galiano organisant elle-même l'enlèvement et le «depósito» de sa propre fille pour que son mariage avec un roturier ne portât point atteinte à l'honneur de la famille58; il expose en effet à son benêt de frère que s'il agit ainsi, c'est afin que la réputation de Leonor n'ait pas à souffrir, «para que no se trasluzca lo que ha sucedido entre la vecindad..., para que mañana se casen, como si fuera yo mismo el que lo hubiese dispuesto...»; et il ajoute cette phrase très moratinienne: «...para confundirla con mi modo de proceder comparado al suyo». Ignorant encore la véritable identité de la délinquante, il reproche à sa pupille de s'être «atrevido a una acción tan poco decorosa», «impropia de una muger honesta», comme il est dit plus loin. Après les excuses de doña Rosa se repentant, comme l'Isabelle de Molière, d'avoir emprunté le nom de sa soeur pour parvenir à ses fins, celle-ci, plus précise que son homologue de la pièce française, «réprouve» non le choix, mais les moyens dont a fait usage «Rosita»: «Mucha disculpa tienes; pero toda la necesitas». Enfin, les imprécations de D. Gregorio contre le beau sexe sont ici suivies d'une moralité implicitement énoncée par le maître à éduquer, sinon à penser, D. Manuel:

No dice bien... Las mugeres dirigidas por otros principios que los suyos son el consuelo, la delicia, y el honor del género humano.



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Et point n'est besoin d'ajouter que l'allusion «au sort d'être cocu» ne fut pas entendue des spectateurs de 1812 peu avant le baisser du rideau.

A ce propos, il n'est pas sans intérêt de remarquer que Moratín, parfaitement conscient de l'attitude narquoise du grand public à l'égard des mariages trop inégaux en âge -et de leurs conséquences prévisibles-, a pris soin d'éliminer certaines références moqueuses de Sganarelle à la vieillesse d'Ariste; ce dernier (nous voulons dire: D. Manuel) n'est qualifié que de «hermano mayor»59 par D. Gregorio, mais il a deux ans à peine, et non plus vingt, de plus que lui, c'est à dire, comme il sera mieux précisé encore en 1825, quarante cinq ans au lieu de la soixantaine atteinte par Ariste, ou, souvenons-nous, par le D. Diego de El sí de las niñas, dont le projet de mariage, justement, échoue au profit son neveu. Quarante cinq ans, c'est à peu de chose près, remarquons-le, l'âge qu'avait Moratín aux beaux temps de son idylle avec Francisca Muñoz.

Cette manière quelque peu différente de traiter le problème initialement posé par Molière entraîne inévitablement une certaine restructuration de la pièce moratinienne par rapport à l'original, ainsi qu'une recherche de nouveaux effets comiques destinés à compenser l'élimination d'éléments plus propres à la farce qu'à la «bonne comédie»60. Ainsi, plusieurs passages de la scène 2 du premier acte sont rattachés à la scène 1, prenant la place du discours désormais sans objet sur la mode vestimentaire du XVIIe siècle, de manière à ce que dès le lever du rideau soient mises en évidence les deux conceptions différentes de l'éducation des filles, dont va dépendre le déroulement de l'intrigue (la protase, chère aux théoriciens); la refonte de la scène 8 (7 dans certaines éditions modernes, 5 dans l'adaptation moratinienne) de l'acte III, que nous avons déjà commentée, rend inutile l'intervention de Valère. Nous ne voyons plus d'autre part l'homologue de Lisette heurter celui de Sganarelle, ni D. Gregorio embrasser D. Enrique, pour les mêmes raisons qui feront supprimer plusieurs bastonnades dans El médico a palos; par contre -mais il est permis de se demander s'il ne s'est pas inspiré parfois d'une représentation de la pièce de Molière lors de ses séjours en France- Moratín insiste davantage sur la mimique de ses personnages, rajoute des jeux de scène et les réitère fréquemment (ainsi, la proposition faite par doña Rosa à D. Gregorio de lire la lettre de son amant, les questions posées à Leonor par un D. Gregorio incrédule devant l'innocence évidente de la jeune fille, etc.), accentue le défaut physique de Sganarelle, que son «mauvais oeil» fait à présent qualifier avec insistance de «tuerto» afin que, comme Moratín l'a exposé ailleurs, ce ridicule ajoute à celui que lui vaut déjà sa personnalité. Enfin, le style est celui que nous connaissons à l'auteur, nourri d'expressions familières, colloquiales, mais jamais vulgaires (D. Leandro préfère redoubler d'euphémismes plutôt que d'aller jusqu'à écrire: «cornudo»), et caractérisé par ce «frasear cortado», ces phrases inachevées qui donnent plus de naturel au dialogue et, contribuant ainsi à une plus grande vraisemblance, à donner à la fiction le poids de la réalité, facilitent l'assimilation par le spectateur de la leçon illustrée par la comédie61.

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Mais cette leçon, cette morale plutôt, est-elle en définitive rigoureusement identique à celle de L'école des maris? Compte tenu de l'inévitable dépendance de Moratín à l'égard de son modèle, il faut bien constater cependant que la fin de son troisième acte, en particulier, totalement remaniée, vise notamment à atténuer les conséquences dangereuses pour l'institution familiale d'une éducation trop oppressive: le «depósito» imaginé par l'adaptateur, et dont se charge en personne le tuteur-prétendant, apparaît comme un moindre mal destiné à sauvegarder les apparences, c'est à dire en fait, l'apparence de l'autorité du chef de famille sur sa pupille, de la soumission de celle-ci, et l'«honneur» de l'un et de l'autre. C'est d'ailleurs pourquoi, contrairement à Molière, Moratín fait à nouveau insister D. Manuel sur la nécessité du «depósito» non plus de Leonor, mais, cette fois, de doña Rosa, enfin identifiée, et de la célébration du mariage, prévue pour le lendemain, de manière à ce que tout rentre dans l'ordre. Le dénouement du dramaturge français, pour sa part, montre que, comme l'a remarqué Paul Bénichou62, Molière, «par tempérament, n'est pour l'ordre qu'autant que la contrainte en est exclue (...); il s'agit moins pour lui de sauvegarder une institution que de la rendre tolérable, de l'ouvrir aux exigences supérieures de la vie». L'on voit en conséquence la pièce s'achever sur l'image d'un Sganarelle déconfit et berné, auquel Isabelle «ne veut point faire excuse», alors que les propos tenus par doña Rosa à l'adresse de D. Gregorio, s'ils commencent par une mise en accusation, se différencient néanmoins suffisamment de la tirade d'Isabelle pour que soient discrètement, implicitement, rappelés les rapports de dépendance unissant la pupille à son tuteur et que nous avons précédemment évoqués63.

Il est plus malaisé de comparer El médico a palos avec la comédie de Molière dans la mesure où s'interpose El médico por fuerza, dont l'influence sur Moratín, nous l'avons dit, a été de toute évidence déterminante, au point que c'est cette pièce, et non Le médecin malgré lui, que D. Leandro a en fait adaptée; de sorte que si de nombreuses modifications apportées à l'original sont également observables dans les deux pièces espagnoles, la responsabilité en incombe souvent à l'auteur anonyme et non à Moratín. Mais ce dernier ne s'est certes pas contenté, loin de là, de transcrire le texte de El médico por fuerza -nous l'avons déjà constaté plus haut-, et c'est essentiellement sur son apport personnel que nous voudrions faire porter notre attention, sans négliger toutefois l'élaboration entreprise par son prédécesseur.

En premier lieu, l'auteur de El médico por fuerza, sans doute désireux notamment d'exposer la situation dès le début de la pièce, a placé en tête de celle-ci une longue scène64 entre Lucas et Valère (Valerio), en partie inspirée de la scène 4 de Molière et qui disparaîtra chez Moratín, de sorte que l'adaptation de ce dernier commence, comme chez Molière, par le dialogue entre le futur «médecin» et sa femme, mais un dialogue à partir duquel commencent les étranges ressemblances entre le texte moratinien et celui de l'anonyme; qu'on en juge:

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El médico a palos El médico por fuerza
Bartolo.- Válgate Dios, qué duro está este tronco. El hacha se mella toda, y él no se parte (...) Ahora vendrá bien un rato de descanso y un cigarrillo; que esta triste vida otro la ha de heredar. Allí viene mi mujer. ¿Qué traerá de bueno? Bartolo.- ¡Ja! ¡Ja! ¡Ja! Válgate Dios, qué duro está este tronco, pues con los golpes que le he dado no he podido partirlo (...) quiero descansar un rato y hechar un cigarro, que esta triste vida otro la ha de heredar. Verán ustedes.
Martina.- Holgazán, ¿qué haces ahí sentado, fumando, sin trabajar? ¿Sabes que tienes que acabar de partir esa leña y llevarla al lugar, y ya es cerca de medio día? Martina.- Pícaro, holgazán, ¿qué haces ahí sentado sin trabajar? ¿Sabes que tienes que acabar de partir esa leña y llevarla a la ciudad, y ya es más de medio día?
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Bartolo.- Perdóname, mujer. Estoy cansado, y me senté un rato a fumar un cigarro... Bartolo.- Perdóname, mujer, estoy cansado y me senté un rato a fumar un cigarro...

Contrairement à Molière et a son précédent adaptateur, Moratín «pasó en silencio la existencia inútil de un amante -il s'agit d'Horace- que no aparece en la scena, y esta omisión le facilitó le medio de dar a la resistencia obstinada de D. Gerónimo un motivo más cómico, y más naturalidad al desenlace». En effet, il n'est nul besoin, dans El médico a palos, de «tuer» à la fin l'oncle à héritage de Léandre pour décider brutalement Géronte à accorder à ce dernier la main de Lucinde: il suffit de transformer le père intéressé par un mariage avantageux en un père simplement grippe-sou, et à l'allécher donc par la perspective de «no soltar el dote»; pour ce faire, il va de soi qu'on dispose d'un précédent célèbre, et l'attitude finale de D. Gerónimo se défendant fébrilement de posséder la fortune dont sa fille ne veut point65 rappelle, comme un écho affaibli mais facilement identifiable, celle d'Harpagon aux scènes 4 et 5 du premier acte de L'avare. Il reste alors à suggérer que l'oncle fortuné de Leandro est d'une santé précaire pour arracher le consentement immédiat du barbon et conserver ainsi, au prix de quelques répliques supplémentaires, tous les avantages du dénouement de Molière sans en assumer les inconvénients.

Comme dans La escuela de los maridos, Moratín a simplifié l'action «despojándola de cuanto le pareció inútil en ella. Suprimió tres personajes, MM. Robert, Thibaut y Perrin... -comme l'avait fait son prédécesseur- para no interrumpir la fábula con distracciones meramente episódicas»66, et il a donc renoncé, non sans regret, à la «graciosa scena 2a del primer acto y la 2a del tercero». Il réduit également à trois les cinq bastonnades de l'original et de l'adaptateur anonyme: ainsi Bartolo, fort de sa propre expérience, essaie seulement de frapper D. Gerónimo pour lui faire avouer à son tour qu'il est   -69-   médecin, mais il est arrêté à temps; l'élimination de M. Robert, par Moratín comme par l'anonyme, permet de faire l'économie de la seconde «paliza». Disparaissent également chez les deux adaptateurs «las lozanías y expresiones demasiado alegres del supuesto médico, que no se hubieran tolerado en ningún teatro de España»: les allusions de Sganarelle (I, 1) à l'état dans lequel il trouva Martine lors de leur nuit de noces; le crachat sur lequel prend fin le premier acte; les jeux de mains du «médecin» sur le téton de Jacqueline et ses trois tentatives -l'anonyme en gardera une cependant- pour embrasser la nourrice en feignant d'embrasser Lucas (II, 4)67; dans ce dernier cas, ces suppressions sont compensées par Moratín au moyen de certains «ademanes y gestos expresivos» et une revue plus détaillée des charmes féminins; mais comme l'effet n'est guère concluant, une trouvaille vient en quelque sorte rétablir l'équilibre: Lucas, réagissant en bon espagnol, menace de se saisir d'un bâton, et Bartolo de demander alors plaisamment «cuántas veces [le] han de examinar de médico»; une nouvelle tentative en direction du sein de Jacqueline n'est pas non plus retenue, et Moratín, pour n'avoir pas à justifier cette mesure et les précédentes, a fait de la nourrice une simple «criada de D. Gerónimo», échappant ainsi à l'obligation de la caractériser par des appas aussi agressifs; il fait preuve de la même rigueur en ce qui concerne la saignée et le clystère dulcifiant qui conviendraient à Jacqueline (II, 7); il conserve néanmoins une variante apportée par Molière aux étreintes de Sganarelle, celle qui voit Lucas s'interposer avant que sa femme ne soit atteinte par le «médecin» (III, 3), mais, comme l'auteur de El médico por fuerza, Moratín va plus loin et fait s'embrasser involontairement Bartolo et Lucas; nous ne voyons guère cependant quelle «expresión demasiado alegre» Moratín, selon son Advertencia de 1825, a cru devoir passer sou s silence dans cette scène, si ce n'est la rapide allusion à ce «quelque chose sur la tête» que Sganarelle aimerait faire porter à Lucas; mais peut-être D. Leandro a-t-il confondu «les petits bouts des petons» de Jacqueline, que l'on se «tiendroit heureux de baiser», avec, une autre partie de son anatomie où l'on a précédemment porté la main... Quoi qu'il en soit, la réaction de Lucas est toujours aussi «virile». Par contre, les questions de Sganarelle relatives à la «matière louable» de Lucinde, conservées par l'auteur de El médico por fuerza, ne pouvaient trouver grâce aux yeux d'«Inarco»68, comme l'écrit encore ce dernier, non plus que cette autre «imagen asquerosa», joliment tournée pourtant et supprimée aussi par l'anonyme: «Je m'étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson»69. Molière, ajoute Moratín, s'il était encore en vie, aurait effectué les mêmes corrections...

C'est sans doute par souci de vraisemblance que D. Leandro a légèrement rallongé la dernière scène de l'acte I, de manière à rappeler avec plus d'insistance que Molière que son Bartolo est quelque peu frotté de latin, avant qu'il ne fasse merveille devant D. Gerónimo. Son discours burlesque est d'ailleurs -si l'on peut dire- original, à l'exception de «bonus, bona, bonum» qui figure déjà dans Le médecin malgré lui; et peut-ètre est-ce Le   -70-   médecin volant qui lui a suggéré en outre: «ars longa, vita brevis»70. C'est également l'inquiétude de D. Gerónimo devant l'état de santé stationnaire de sa fille qui justifie les entrées et sorties du personnage au cours de l'acte III. D'autre part, le respect de l'unité de temps conduit Moratín à modifier la répartition des scènes notamment entre la fin du second acte et le début du troisième: en effet, l'acte II s'achève sur un monologue de Bartolo sentant son dos le démanger désagréablement et cherchant comment prendre le large, attitude qu'il conserve lors de sa réapparition au nouveau lever de rideau, de sorte que pour le spectateur attentif, il n'y a pas de solution de continuité entre les deux actes; Moratín a d'ailleurs rendu la chose encore plus sensible grâce à deux autres phrases prononcées par D. Gerónimo, l'une avant, l'autre après l'entracte, et relatives aux soins dispensés à doña Paula. Enfin, la scène a beau se passer, selon Molière, «à la campagne», le traducteur n'a aucun mal à reconnaître que «esta comedia no admite unidad de lugar», de sorte que, s'il précise selon son habitude -mais en 1825 seulement- que l'action s'étend de 11 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, il prend également soin de nous informer dès 1814 que «la escena representa en el primer acto un bosque, y en los dos siguientes una sala de casa particular», et le paragraphe qu'il consacre entièrement à ce problème dans l'Advertencia qui précède la pièce dans les Obras dramáticas y líricas de Paris -exactement un cinquième du total- suffit à témoigner de la gêne qu'il dut éprouver devant cette infidélité à une règle à ses yeux sacro-sainte.

Tout comme dans La escuela de los maridos, l'utilisation de prénoms adéquats71, les références à la toponymie castillane (Buitrago, Miraflores, Lozoya) et aux coutumes populaires (on prend une pincée de tabac à priser, la bouteille de Sganarelle devient la «bota» de Bartolo, lequel chante un «romance», fume, comme chez l'anonyme, le «cigarro», puis, devenu médecin, s'habille de façon surannée «con casaca antigua, sombrero de tres picos y bastón»), ainsi que cet «aire de originalidad» que Moratín sait donner à sa traduction, nous transportent aisément au-delà des Pyrénées.

Mais en compensation de son élagage sévère, Moratín, comme dans sa précédente adaptation, excelle à imaginer ou renouveler de plaisantes mimiques, à trouver ou renouveler aussi des réparties dont, en spectateur extraordinairement assidu des théâtres et de ses propres pièces, il a pu apprécier l'effet sur le public72. Ainsi, au beau milieu de sa chanson, Bartolo s'arrête   -71-   net pour boire une gorgée de vin, puis reprend, en entier cette fois, le vers momentanément interrompu; alors que Sganarelle faisait tenir sa bouteille par Valère, Bartolo, prolongeant, le jeu prévu par Molière, refuse toujours de se séparer de sa gourde: «No; poco a poco; la bota conmigo»; a Ginés (Valère) qui se dirige vers Miraflores à la recherche d'un médecin qui guérit en grec, Martina répond: «¡Ay! sí señor. Curaba en griego; pero hace dos días que se ha muerto en español...»; Bartolo, avisant Juliana (ci-devant Jacqueline), ne se contente plus comme Sganarelle de demander qui est «cette grande femme-là»; le dialogue de Molière est à présent devenu:

Bartolo.- ...y esta doncella, ¿quién es?

Gerónimo.- Esta doncella es mujer de aquél.



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Enfin, il faut évoquer ce jeu de scène sans lequel ne peut s'achever une comédie moratinienne: Leandro et Paula s'agenouillent devant D. Gerónimo qui les fait se relever et les embrasse; puis les jeunes gens lui baisent les mains, tableau édifiant de la hiérarchie familiale sauvegardée. Il ne reste plus à «Inarco» qu'à faire énoncer la morale de l'histoire, plus exactement une morale suffisamment générale pour qu'elle lui permette surtout de porter un dernier coup de griffe à ses adversaires d'antan:

Muchos adquieren opinión de doctos, no por lo que efectivamente saben, sino por el concepto que forma de ellos la ignorancia de los demás.



S'il est permis de dresser un bilan au terme de cette brève étude, nous dirons qu'il nous a été possible de soulever, timidement, un coin du voile dissimulant certains aspects, parfois surprenants, de ce qu'il est convenu d'appeler, au sens le plus large du terme en l'occurrence, la création littéraire; de retrouver aussi plusieurs moments de la genèse d'un théorie constamment sous-tendue par une polémique; mais en fin de compte, c'est un Moratín déjà familier qui nous est apparu, un Moratín toujours en possession de son talent, même aux pires étapes de sa carrière et de sa vie, un Moratín enfin dans sa dimension humaine et par là-même infiniment plus attachant et plus proche de nous que tel autre auquel prête parfois plus qu'il ne sied «la ignorancia de los demás»...





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