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Indice

Friedrich Schleiermacher en Espagne: filiations et dialogues pour une philosophie de la traduction

Solange Hibbs-Lissorgues

Introduction

Il peut sembler surprenant d'évoquer la présence de Schleiermacher en Espagne alors que très peu de ses oeuvres furent traduites en espagnol. Si ce philosophe protestant, imprégné de la culture romantique de son siècle, eut une incontestable influence sur certains courants philosophiques et religieux de l'Espagne, son oeuvre n'est généralement citée que par ceux qui purent avoir un accès direct au texte allemand. C'est le cas de philosophes comme Eugenio Imaz (1900-1951), traducteur de l'oeuvre de Wilhelm Dilthey (1833-1911) et qui mentionne explicitement clans les premières décennies du XXe siècle l'importance de Schleiermacher dans le domaine de l'herméneutique, et de José Ortega y Gasset (1833-1955) qui, dans un texte connu intitulé «Miseria y esplendor de la traducción» («Misère et splendeur de la traduction», [1937] 1980), reconnaît l'héritage de l'auteur «Des différentes méthodes du traduire» pour l'herméneutique moderne. Ortega y Gasset est également l'auteur de plusieurs essais sur Dilthey et il consacre deux volumes de la Revista de Occidente (tomes XLII et XLIII) à l'historien allemand, dont l'ouvrage Introduction aux sciences de l'esprit a eu un impact considérable sur certains courants de pensée en Espagne, enracinés dans le krausisme et la Institución Libre de Enseñanza (ILE)1. Mentionnons, à titre d'exemple, les noms de Francisco Giner de los Ríos et de Manuel B. Cossio. Par ailleurs, la filiation entre l'oeuvre de philosophes et herméneutes de la période charnière majeure des XIXe et XXe siècles de l'histoire espagnole, et celle des romantiques allemands regroupés autour de l'Athenäum, est clairement revendiquée en Espagne.

Parmi ces philosophes, ce sont Eugenio Imaz et José Ortega y Gasset qui nous offrent une lecture intéressante de Schleiermacher dont ils considèrent la démarche herméneutique particulièrement novatrice. Ils reprennent à leur compte la réflexion de l'auteur allemand qui a su dépasser les limites de l'herméneutique traditionnelle, à savoir l'interprétation des textes sacrés, et l'enraciner dans une théorie de la compréhension. Dans ses traductions de Dilthey, Imaz s'attache à montrer la continuité de pensée avec Schleiermacher, explicite dans l'essai biographique consacré au philosophe allemand par Wilhelm Dilthey et publié en 1870 sous le titre Vie de Schleiermacher (Imaz 1946, 63). En effet pour Eugenio Imaz, tenace traducteur de l'oeuvre de Dilthey et lecteur assidu de l'oeuvre de Schleiermacher, il ne fait pas de doute que l'importation d'une oeuvre dans une langue étrangère pousse à leur paroxysme les difficultés rencontrées au sein de sa propre culture et de son propre langage.

Plus tardivement en Espagne, des chercheurs et historiens de la philosophie comme Lourdes Flamarique et Ignacio Izuzquiza ont contribué à replacer les apports de Schleiermacher dans le long processus de maturation d'une pensée qui se déploie aussi bien dans le champ de la philosophie que dans celui de l'herméneutique. La réflexion du philosophe allemand sur la compréhension intersubjective et le sentiment en tant que véritable catégorie ontologique et non seulement psychologique, donne un éclairage nouveau et moderne à la raison en tant que raison «agissante» et dialogique (Izuzquiza 1998, 11-12).

C'est dans le contexte d'effervescence culturelle des dernières décennies du XIXe siècle qu'il faut analyser l'oeuvre et la pensée de Schleiermacher comme nous propose de le faire un des spécialistes de l'herméneutique moderne en Espagne. José María Gómez-Heras. Dans plusieurs de ses analyses, dont le remarquable essai intitulé En los orígenes de la hermenéutica contemporánea: F. D. E, Schleiermacher (Les origines de l'herméneutique contemporain: F. D. E. Schleiermacher, 2003), il nous montre comment Schleiermacher développe, conjointement à son oeuvre de théologien et de traducteur, un art de la compréhension qui soulève d'importantes questions éthiques. Gómez-Heras aborde dans son essai un des points névralgiques, selon lui, de la compréhension et de l'interlocution: le sentiment d'étrangeté en tant que dimension constitutive de l'humain. Il ne se limite pas à ce constat et, en s'appuyant sur les observations de Schleiermacher sur le sentiment d'étrangeté ou vis-à-vis de l'étranger, qui peut être, tout compte fait, une sorte de respect à l'égard de l'autre, il montre comment, malgré la mixité constitutive de chacun d'entre nous et le sentiment d'inconfort linguistique qui en résulte, il peut exister un accord en pensée et en parole, une communauté d'interlocution. Les pages de Gómez-Heras consacrées au philosophe allemand reprennent ce qui constitue un des fondements les plus novateurs de la pensée herméneutique de Schleiermacher: la compréhension ne peut se vérifier que dans l'effort que l'on fait pour comprendre, l'identité de la compréhension devant être sans cesse expérimentée dans son activité même.

Des différentes méthodes du traduire: Un essai au destin inégal

C'est à certains des principes herméneutiques appliqués à la théorie de la traduction que s'intéresse Valentín García Yebra, qui publie en 1978 une traduction en espagnol de l'essai Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens.

Les nombreuses notes explicatives qui accompagnent cette traduction soulignent la démarche novatrice du philosophe allemand, mais García Yebra ne l'inscrit malheureusement pas dans le champ plus large des fondements et de la finalité historique de la traduction. Par ailleurs, l'on peut aussi regretter que les aspects relatifs à la traduction en général ne soient pas examinés à la lumière des liens profonds entre la théorie herméneutique (interpréter-traduire) et l'acte de traduire. Il est vrai que la réflexion de Schleiermacher sur la traduction est dispersée dans d'autres textes et discours portant sur l'herméneutique, la dialectique et l'éthique, ce qui pourrait expliquer que la conférence de 1813 soit souvent considérée isolément. À défaut de disposer d'une édition critique complète des oeuvres de Schleiermacher, García Yebra, comme d'autres commentateurs de l'oeuvre du philosophe allemand, a travaillé sur le texte reproduit dans «Das Problem des Übersetzens» publié sous la direction de Hans Joachim Störig par Henry Goberts Verlag à Stuttgart en 1963 et qui constitue un recueil de travaux de 26 auteurs sur la traduction. Si Valentín García Yebra montre opportunément comment les préoccupations de Schleiermacher sont en lien avec celles d'autres philosophes et traducteurs allemands de la deuxième moitié du XVe siècle, par exemple Niklas von Wyle et Luther, il ne fait pas allusion aux différentes étapes de maturation de la pensée de l'auteur dans son essai Des différentes méthodes du traduire, et affirme que Schleiermacher ne commence à réfléchir à la théorie de la traduction qu'à partir de sa propre pratique de traducteur. Il ne manque pas de souligner les contradictions manifestes du traducteur de Platon qui éprouve de réelles difficultés à appliquer certaines des méthodes de traduction qu'il préconise. Il eut été intéressant, et en tous les cas nécessaire, d'ajouter, afin de nuancer ces réserves, que pour Schleiermacher l'activité traductrice ne peut se comprendre ou s'énoncer sans tenir compte du rapport qu'une culture entretient avec la langue maternelle. Dans la mesure où cette langue ne s'est pas pleinement affirmée et que sa capacité d'assimilation ne lui permet pas d'accueillir la langue étrangère «avec art et mesure», c'est «le paisible développement interne» de la langue maternelle qui risque d'être menacé» (Schieiermacher 198b, 65). Vouloir s'ouvrir à l'étranger comporte un risque. C'est bien d'une réflexion culturelle et éthique qu'il s'agit et non pas de simples considérations méthodologiques ou prescriptives. Pour le philosophe allemand, traduire s'apparente à une entreprise consciente et engagée car si l'incompréhension est initiale, traduire présuppose la possibilité d'établir une communauté d'interlocution, une communauté de communication.

Par ailleurs, ce que le commentateur espagnol ne souligne pas, c'est que la tension entre l'expérience de la traduction et le discours sur la traduction que Schleiermacher expérimente, illustre toute la difficulté de l'activité traductive: l'inconscient et la subjectivité sont présents dans cet espace pressenti et parfois obscur, où ni le discours sur la traduction, ni les principes régulateurs de l'acte de traduire ne peuvent intervenir.

L'on peut regretter que García Yebra ne prenne pas plus en compte l'horizon philosophique de Schleiermacher; ceci étant, l'appareil critique qui accompagne sa traduction a le mérite de souligner la modernité d'une pensée qui ne dissocie pas la réflexion sur les pratiques de la traduction de celle sur le langage. Le rapport de la langue maternelle à la langue étrangère, du propre à l'étranger, fait partie d'une analyse qui prend toute sa valeur pour García Yebra dans un contexte où l'acte et la pratique du traduire impliquent une relation intime entre pensée et langage, Cette relation a une résonance particulière en linguistique moderne et dans l'approche interprétative de la traduction pour lesquelles il est essentiel de faire la distinction entre langue et discours, entre signification linguistique et sens du texte. La traduction permet, dans ce mouvement perpétuel de confrontation, de prendre toute la mesure de la complexité de la langue et du langage qui est l'espace naturel de jeu de la traduction.

Le dilemme que rapporte Schleiermacher est celui auquel n'échappe aucun traducteur: «Ou bien le traducteur laisse l'écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l'écrivain aille à sa rencontre» (Schieiermacher [1813] 1985, 49). En commentant cette distinction, García Yebra évoque la préférence du traducteur de Platon pour la méthode qui semble la plus authentique, c'est-à-dire la première, celle qui oblige le lecteur à sortir de lui-même pour aller à la rencontre de l'auteur. C'est la plus authentique car c'est celle qui permet de préserver le rapport intime de l'auteur à sa langue propre tout en important ce qui est «étranger». L'entreprise n'est pas sans danger car, comment trouver l'équilibre entre l'enrichissement de la langue cible et les résistances naturelles de cette même langue que le traducteur ne peut violenter ? Toute la question est dans le dosage, parfois infinitésimal, entre l'étranger et l'étrangeté.

Mais pour Schleiermacher, les deux termes de cette alternative ne sont pas aussi tranchés ou exclusifs l'un par rapport à l'autre que pourrait le croire García Yebra qui évoque une «dichotomie radicale entre les deux chemins» ou méthodes du traduire proposées (García Yebra 1978, 392). Dans «Des différentes méthodes du traduire», la relativité de toute traduction est clairement affirmée:

«Face aux nombreuses précautions qu'il faut prendre et aux difficultés qu'il y a à vaincre, divers points de vue doivent se développer à propos des aspects de cette tâche qui doivent être préférés ou laissés de côté. Ainsi se formeront, d'une certaine manière, diverses écoles parmi les maîtres et différents partis parmi le public qui les suit; et, bien que la même méthode soit toujours à la base, il pourra y avoir simultanément plusieurs traductions d'une même oeuvre, conçues selon des points de vue différents, desquelles on ne pourra pas dire que l'une est dans son ensemble supérieure ou moins parfaite, sinon que certaines parties sont plus réussies dans une traduction, et d'autres parties dans une autre, et que seule la totalité des traductions, rapportées les unes aux autres, chacune se rapprochant plus ou moins de la langue d'origine ou montrant telle ou telle marque de respect par rapport à la sienne, accomplira entièrement cette tâche, tandis que chaque traduction, pour elle-même, n'a jamais qu'une valeur relative et subjective».

(Schleiermacher 1985, 70-71)



Avec ces propos, Schleiermacher aborde non seulement la question primordiale de l'historicité du traduire, des traductions en tant que produit expressif d'un sujet mais aussi celle de leur relativité: toute traduction implique une retraduction. Si la traduction contribue au mouvement de l'histoire en tant que médiation favorisant un élargissement de la langue, de la création et aussi de la transmission, l'activité traductrice ne peut être dissociée du type de rapport que la culture entretient avec la langue maternelle. Cette activité est bien à replacer dans la problématique culturelle qui dépasse les considérations étroitement méthodologiques. C'est dans le champ de l'herméneutique, dans la conscience critique des différences culturelles, sociales et linguistiques que se situe l'acte de traduire.

Cette problématique du traduire était déjà présente citez Herder, et García Yebra semble souligner la filiation entre la pensée de Schleiermacher et celle d'autres philosophes allemands pour qui la réflexion sur la langue et la traduction est indissociable du contexte historique et culturel d'une nation où l'allemand, en tant que langue nationale, n'a pas encore réussi à s'affirmer pleinement. L'acte de traduire, dédramatisé car il n'est pas une entreprise utopique et vouée à l'échec, s'enracine désormais dans un champ fécond: l'individu peut produire dans la matière ductile de la langue de nouvelles formes. Une dimension plus large de la réflexion de Schleiermacher semble absente dans l'analyse et les commentaires que nous livre García Yebra. En effet, celui-ci ne manque pas de montrer tout l'intérêt du texte de Schleiermacher tant du point de vue théorique que traductologique mais la dimension éthique, consubstantielle au travail du traducteur, est absente. Car si tout l'art du traducteur, comme l'indique García Yebra en citant les propos du philosophe allemand, consiste à choisir entre la traduction authentique et inauthentique, ce choix implique de s'interroger sur les rapports de domination ou de liberté existant entre les langues. C'est à ce stade que se pose la question de l'engagement éthique du traducteur qui peut refuser ou accepter la fonction médiatrice de 1a. traduction et placer ainsi l'activité du traduire dans un champ plus vaste de la compréhension et du dialogue. La démarche herméneutique de Schleiermacher consiste à dépasser ces rapports de domination ou d'asservissement en les relativisant culturellement, en affranchissant la traduction, en tant que processus, des simples coût raintes linguistiques.

C'est dans ce mouvement d'oscillation permanent que se situe la traduction, tâche infinie qui tente l'équilibre entre ce qui est intention de l'auteur et effet produit par le traducteur. Car la difficulté qu'il y a dans toute traduction est bien de tenir compte du rapport de l'auteur à sa langue et aussi de l'esprit de la langue étrangère.

L'apport de Valentín García Yebra est indéniable car il est parfaitement conscient de la dimension novatrice des grandes lignes d'une méthode générale de traduction proposées par Schleiermacher et qui ont permis de mesurer les enjeux de l'acte de traduire. Parmi ces enjeux, celui d'atteindre un équilibre «avec art et mesure» entre la langue de l'auteur et celle du lecteur, entre esprit de l'oeuvre et horizon d'attente du lecteur, entre auteur et visée de la traduction, n'est pas des moindres et ouvre sans doute la voie aux réflexions postérieures et plus actuelles dans le champ de la traductologie: celle de Eugène Nida avec le concept de l'équivalence dynamique, celle de l'approche interprétative de la traduction, ou encore celle d'Antoine Berman qui a su prolonger de façon durable les apports de Schleiermacher sur l'herméneutique et la compréhension intersubjective. Dans la version espagnole de l'essai de Schleiermacher, mention explicite est faite de la diffusion de ce texte en Espagne par d'autres traducteurs et philosophes comme José Ortega y Gasset.

Schleiermacher et Ortega y Gasset ou quand traduction cesse d'être une utopie

Dès le départ dans son essai Misère et splendeur de la traduction José Ortega y Gasset condamne ce qu'il appelle l'utopie d'une traduction parfaite. C'est en cela qu'il s'inscrit d'emblée dans l'approche proposée par Schleiermacher.

Parce qu'il pose la question du traduire en termes différents d'une simple confrontation linguistique ou recherche idéale d'équivalences, et qu'il l'inscrit dans le processus plus vaste de la compréhension, Schleiermacher nous fait prendre conscience du fait que la traduction est une tentative, un essai. Dans le travail de compréhension qui s'engage avec la traduction, l'écart n'est pas un obstacle mais le révélateur de tous les possibles et, entre autres, celui du dialogue. La traduction est une opération risquée et c'est presque en reprenant les mêmes tenues employés par Schleiermacher («La traduction n'apparaît-elle pas comme une entreprise un peu folle»; Schleiermacher 1985, 45), que José Ortega y Gasset l'aborde: «La traduction n'est-elle pas une entreprise irrémédiablement illusoire?» (Ortega y Gasset cité dans García Yebra 1978, 11)2.

Ce n'est pas un hasard si, en évoquant l'entreprise périlleuse de la traduction et l'épreuve à laquelle nous soumet toute tentative de traduire, il dénonce l'utopie de la traduction parfaite et plaide en faveur de l'hospitalité langagière. Ces réflexions préliminaires reflètent encore une fois la proximité entre le texte de Ortega y Gasset qui plaide en faveur d'un élargissement de la langue grâce à sa capacité d'accuel, et les propos de Schleiermacher qui évoque «les langues plus libres, qui tolèrent mieux les déviations et les innovations» (Schleiermacher 1985, 67).

Cet essai, rédigé en 1930 alors que son auteur était en exil en France, fut publié sous forme d'articles en 1937 dans le journal La Nación de Buenos Aires. Il est intéressant à plusieurs titres. D'abord par sa forme: conçu comme un dialogue entre plusieurs interlocuteurs, il n'est pas dénué d'ironie. Le titre même «Misère et splendeur de la traduction» semble évoquer à la fois la condition ancillaire de la traduction qui la condamne à n'être qu'un texte secondaire et sa noblesse ou sa «splendeur» dans la mesure où traduire implique un acte de création. Par ailleurs le titre rappelle aux lecteurs qu'il faut envisager la traduction sous toutes ses formes et dans tous ses états et il révèle la dimension profondément philosophique de la pensée de Ortega y Gasset. Cette réflexion sur la nature de la traduction est indissociable pour Ortega y Gasset de celle qui porte sur le langage et les langues en général et le débat qu'il prétend susciter se produit à un moment particulier. C'est la décennie des années 1940 avec, entre autres, la diffusion de la littérature étrangère traduite du début du XXe siècle, grâce à des revues qui, comme La Revista de Occidente, fondée par Ortega en 1923, affirment leur vocation européenne. L'auteur de «Misère et splendeur de la traduction» qui a fait ses études dans des universités allemandes de 1905 à 1907 est un européaniste convaincu qui croit profondément au pouvoir des échanges interculturels et médiations qui les sou-stendent, comme la traduction.

Mais cet essai du philosophe espagnol injustement méconnu nous apparaît comme essentiel car c'est un des premiers textes où les liens avec la pensée de Schleiermacher sont explicitement revendiqués. Les termes employés par Ortega y Gasset ne laissent aucun doute sur la place qu'occupe l'oeuvre du philosophe alle-mand pour ce qui est de l'herméneutique et de la traduction dans la réflexion de certains intellectuels espagnols très au fait de la culture allemande du XIXe siècle et fascinés par l'entreprise massive de traduction, vecteur de la Bildung: «Il convient de souligner que l'essentiel sur l'acte de traduire et la traduction a été formulé, il y a plus d'un siècle, par l'incontournable théologien Schleiermacher dans son essai Des différentes méthodes du traduire» (Ortega y Gasset cité dans García Yebra 1978, 33). Ces propos nous rappellent que Ortega y Gasset connaissait les théories de la traduction développées dans l'Allemagne romantique (Masson 2013, 77). À un moment où l'Espagne traverse une crise d'identité qui la pousse à s'interroger sur sa capacité à s'ouvrir à l'étranger, la traduction apparaît comme une médiation essentielle: «Traduire est aujourd'hui une entreprise à laquelle il faut, plus que jamais, se consacrer» (Ortega y Gasset cité dans García Yebra 1978, 33).

Mais cette entreprise doit à tout prix se dégager de l'utopie dangereuse dans laquelle certains seraient tentés de l'enfermer. La traduction doit dépasser le corps-à-corps avec les langues et entre les langues pour devenir un travail qui engage l'esprit tout entier: «Il est temps de restaurer le prestige de la tâche du traducteur et l'assimiler à un travail intellectuel de premier ordre» (Ortega y Gasset cité dans García Yebra 1978, 37). La «mauvaise» utopie serait de penser que la traduction doit effacer la part de l'étranger et de l'étrangeté d'une oeuvre, quelle qu'elle soit. Accepter la part d'irréductible dans toute langue et dans toute culture est la seule utopie possible, celle qui nous permet de dépasser la différence tout en l'acceptant. Cette philosophie du traduire, clairement énoncée par Schleiermacher, est reprise par Ortega y Gasset lorsqu'il affirme que traduire les textes et oeuvres des autres, indépendamment de leur nature et de l'époque, c'est accepter la différence, accueillir ce qui est autre, c'est «révéler, en le soulignant, le caractère étrange et distant tout en le rendant intelligible» (Ortega y Gasset cité dans García Yebra 1978, 36). La traduction acquiert ainsi un statut à part entière dans la mesure où traduire implique une intelligence du texte, une intelligence de l'autre: «[...] la traduction pourrait devenir une discipline sui generis et, cultivée avec constance, elle générerait sa propre méthode et multiplierait ainsi de façon extraordinaire toutes les voies d'accès intelligentes à la compréhension» (Ortega y Gasset cité dans García Yebra 1978, 37).

Pour Ortega y Gasset, la méthode, chemin authentique dans le sens étymologique de met'hodou, dans cette tâche infinie de la traduction, est de «sortir de noire propre langue» pour aller vers celle des autres. C'est là une tâche incessante et ardue car elle nous fait constamment prendre conscience du caractère imparfait de la communication et du langage. Ce sont les dimensions éthique et ontologique que le philosophe espagnol revendique dans la continuité de la pensée de Schleie, mâcher qui affirme la prééminence du rapport dialogique. C'est bien de l'hospitalité langagière qu'il s'agit, celle-là même revendiquée par l'auteur «Des différentes manières du traduire» pour qui la traduction authentique, la «bonne» traduction, celle que Ortega y Gasset désigne sous le terme «d'utopie réaliste» (Ortega y Gasset 1980, 18) rend l'oeuvre accessible tout en préservant sa part d'étrangeté. La traduction n'est pas une pure écriture mais une potentialisation de l'oeuvre de départ, un révélateur du texte qui peut ainsi dévoiler ses multiples versants. La conscience traductrice qui transparaît dans ce texte du philosophe espagnol s'attache à montrer que la compréhension n'est pas immédiate et que, si la langue est faite de mots qui ne sont pas de simples signes interchangeables, elle est aussi faite de silences: traduire ces silences, c'est traduire la pensée, c'est se mettre à la place de l'autre, se situer au coeur même de ce processus d'échange, de dialogue intersubjectif.

L'acte de traduire est aussi, pour Ortega y Gasset, une impérieuse nécessité en tant que processus systématique et multiple car, en important les oeuvres étrangères, en dévoilant les possibilités diverses de lecture et d'interprétation des mêmes oeuvres grâce aux retraductions, il élargit l'horizon culturel d'une nation. Dans le dernier chapitre de son essai sur la traduction, le philosophe espagnol fait sienne l'idée d'une langue de culture qui serait une langue de traduction et pose l'exigence d'universalité comme garantie contre tout repli identitaire. La nature médiatrice de la traduction facilite la confrontation (dans le sens dialectique du terme) avec d'autres cultures, permettant de relativiser toute expérience et toute production humaine. La dialectique et l'éthique, indissociables de l'herméneutique de Schleiermacher, confluent dans ce projet de traduction massive préconisé par Ortega y Gasset. La traduction a une finalité historique car elle participe à l'élargissement culturel d'une nation. Cette réflexion prend toute son importance dans le contexte politique et culturel de l'Espagne du début du XXe siècle marqué par le repli et l'éloignement de l'Europe. Cette ouverture de l'esprit d'une nation passe aussi par la confrontation avec son propre passé: «ce n'est pas de traduire seulement les oeuvres qui ont constitué un modèle d'une façon ou d'une autre qu'il s'agit, mais de les traduire toutes, car elles ont eu le mérite d'exister et de révéler les erreurs d'individus comme nous qui avons tenté d'échapper au perpétuel naufrage de l'existence» (Ortega y Gasset 1980, 35).

Ortega y Gasset est d'autant plus attentif à cet enrichissement renouvelé d'une oeuvre, d'un texte par les retraductions, qu'il en fait lui-même l'expérience à travers la traduction de ses propres ouvrages. Reprenant les leçons de Schleiermacher, il conçoit la traduction comme une attitude humaniste, comme une exigence dialogique qui nourrit le penchant à traduire. En effet la traduction, malgré son énorme difficulté «[...] est une magnifique entreprise en ce qu'elle permet de dire dans une langue ce qu'une autre langue tend à dissimuler. [...] En ce qu'elle permet de révéler les secrets mutuels que différents peuples et différentes époques ont réciproquement caché et qui ont causé dispersion et hostilité» (Ortega y Gasset 1980, 25).

La traduction, parce qu'elle implique une dialectique complexe de l'altérité et de l'identité, se constitue comme un élan vers l'autre, vers la communauté. Ortega y Gasset, à défaut de le formuler explicitement, pressent ce qui permet aujourd'hui d'affirmer la traduction comme un champ propre; la traduction est plus qu'une pratique, c'est une réflexion sur une pratique, c'est un processus qui fait intervenir notre rapport à l'Autre. C'est une opération de décentrement qui permet de nous transférer au centre même de l'Autre. Cette conceptualisation à partir d'une pratique, fil qui sous-tend toute la pensée de Schleiermacher, et dont les résonances transparaissent dans le texte du philosophe espagnol, donne à la traduction la place et l'espace qui lui reviennent: plus qu'une médiation, la traduction est constitutive de quelque chose en rapport avec la littérature, la philosophie et la connaissance.

Il est tout à fait remarquable, en lisant le texte de Ortega y Gasset, de constater que, d'entrée de jeu, celui-ci reprend les intuitions développées par Schleiermacher dans son discours de 1813: il existe des liens dialectiques indissolubles entre les deux pôles du comprendre que sont interpréter et traduire. Cet approfondissement de certaines intuitions constitue l'intérêt indéniable de cette réflexion sur la traduction qui prend appui sur des considérations anthropologiques et humanistes (Masson 2013, 86).

Eugenio Imaz: herméneutique et sciences de l'esprit. Sur les traces de Schleiermacher et Dilthey

Il est difficile d'ignorer le rôle particulièrement significatif de Eugenio Imaz dans la diffusion de la pensée herméneutique qui va de Schleiermacher à Dilthey. Imaz est connu autant comme traducteur que comme philosophe: il serait plus juste de dire que ces deux activités, celle de la traduction et celle de la réflexion philosophique, sont indissociables et complémentaires.

Après des études de philosophie et de droit en Espagne, ce chrétien libéral et humaniste prolonge sa connaissance de la philosophie en Allemagne où, grâce à une bourse, il étudie de 1924 à 1932 dans les universités de Fribourg, de Munich et de Berlin. Il s'agit d'une étape essentielle dans la vie de Imaz qui acquiert une connaissance approfondie de la culture et de la philosophie allemandes des XIXe et XXe siècles. S'ensuit une période de déchirement politique et personnel et, après son départ de l'Espagne en 1937, Eugenio Imaz s'exile à Paris puis au Mexique où se développe l'essentiel de son activité comme traducteur et écrivain. La maison d'édition Fondo de Cultura Económica, qui sera amenée à jouer un rôle fondamental pour les intellectuels espagnols en exil au Mexique, accompagne de façon durable Imaz dans son entreprise systématique de traduction d'auteurs et philosophes allemands dont les huit volumes de l'oeuvre de Wilhelm Dilthey représentent une étape majeure. Sans aucun doute, la proximité intellectuelle entre Schleiermacher et Dilthey constitue un attrait indéniable pour Imaz qui, dans un ouvrage intitulé Asedio a Dilthey (Partir à l'assaut de Dilthey, 1945), souligne cette filiation. Il reprend et développe cet aspect dans un autre ouvrage, El pensamiento de Dilthey (La pensée de Dilthey, 1946), où il justifie son projet d'étude biographique et historique en faisant explicitement référence à Schleiermacher. La conviction profonde qui sous-tend toute la pensée et le travail de Imaz est que la philosophie, qui doit rejeter toute tentation dogmatique, toute sujétion à la métaphysique, est avant tout une réflexion sur la vie et sur l'être humain. La conception évolutive de l'histoire et de la philosophie chez le penseur allemand constitue le soubassement même de toute tentative de compréhension et d'explication ontologique. Il ne s'agit pas de comprendre la pensée dans «la pure région de ses correspondances avec d'autres pensées», comme le voulait Hegel, mais en cherchant ses racines dans le temps, celui de l'histoire et de la vie (Imaz 1946, 55). Certains des aspects de la réflexion de Dilthey, qu'Imaz considère comme les plus essentiels, sont contenus dans un des ouvrages de l'auteur allemand, Introduction aux sciences de l'esprit. Il n'est pas anodin de constater que Imaz reprendra ce même intitulé pour le prologue de l'essai qu'il rédige sur l'ensemble de l'oeuvre de Dilthey. Cette entreprise monumentale de traduction et d'édition critique regroupe l'ensemble des écrits de l'historien allemand. Parmi les différents volumes de l'oeuvre traduite par le philosophe espagnol, il convient de mettre en exergue l'un de ceux qui nous intéressent en priorité; il s'agit du volume VII, Le monde historique, paru en 1900 et qui inclut «Les origines de l'herméneutique» et «Compréhension et herméneutique». C'est précisément dans ce volume que se prolonge la continuité entre la réflexion de Dilthey et celle de Schleiermacher sur l'analyse de l'expérience et du vécu lors du processus de compréhension et d'élaboration de la connaissance. Même si l'herméneutique n'implique pas toujours pour Dilthey une pensée du langage, elle présuppose que le sujet, dans son activité en tant que producteur d'une expression unique, soit au centre de la réflexion. Dès les années 1860, Dilthey reprend, dans sa biographie de Schleiermacher, et dans l'étude qu'il lui consacre, tout ce qui ressort du processus de compréhension intersubjective: au-delà de la chose perçue, il y a l'activité du comprendre qui engage l'individu tout entier avec son vécu (vivencia, nous dit Eugenio Imaz). L'herméneutique en tant que méthode d'analyse de ce processus est un élément primordial des sciences de l'esprit puisqu'elle se constitue en «méthode» indispensable pour réaliser cette analyse du vécu ou de l'expérience de la compréhension (Imaz 1988, 217).

Cette analyse donne toute sa place à la conscience historique et à la dimension plus psychologique de la compréhension. Pour comprendre, nous dit Dilthey, nous devons saisir de l'intérieur toutes les affinités qui se tissent entre le sujet connaissant et l'objet de sa connaissance et cela sans instaurer une hiérarchie entre sujet et objet, entre 1a. partie et le tout. La captation de l'intériorité dans ce qu'elle a de plus complexe et de plus intime n'exclut pas la dimension historique puisque tout individu évolue avec son époque. C'est en cela que Wilhelm Dilthey reconnaît sa dette à l'égard de Hegel, Fichte et Schelling. Imaz souligne l'apport résolument moderne de l'oeuvre de Dilthey qu'il convient d'apprécier en la mettant en perspective avec celle de Schleiermacher: l'étude historique permet d'avoir un point de vue à partir duquel il est possible d'évaluer avec pertinence la signification des différents systèmes, quels qu'ils soient, mais cela doit se faire en refusant d'assujettir cette évaluation aux exigences dogmatiques et absolues de la logique et de la métaphysique. Si la pensée herméneutique de Dilthey s'inscrit définitivement dans le prolongement de celle de Schleiermacher, nous dit Eugenio Imaz, c'est justement parce qu'elle est fondée sur un humanisme, celui qui remet l'individu au centre de la réflexion et du processus de compréhension:

«Wilhelm Dilthey indique clairement sa préférence pour les penseurs dont la philosophie repose sur la plénitude de l'humain, le sentiment absolu de la vie. Cette vision de la philosophie exclut toute approche unilatérale. Ils [ces penseurs] sont capables d'analyser, de faire la part des choses afin de ne pas exclure ce qui est un droit même de la vie spirituelle: l'unité dans la diversité, l'unité dans la différence. Ces mêmes penseurs affirment l'unité qui sous-tend les parties».

(Imaz 1946, 75-76, mon rajout)



Dilthey radicalise la conception de l'intersubjectivité et de ce que Schleiermacher appelle compréhension «divinatoire» (García Gómez-Heras 2003, 38). En plaçant l'individu et son expérience ou son vécu de la compréhension au centre de l'herméneutique, il accorde une valeur particulière à la dimension psychologique. Cette compréhension est rendue possible par la spontanéité créatrice du sujet (compréhension divinatoire), compréhension qui implique un mouvement hors de soi pour rejoindre l'autre, se «mettre à sa place».

Ce qui, dans l'oeuvre de Dilthey, trouve des prolongements chez linar, c'est la volonté d'explorer le processus de compréhension dans toute sa complexité et dans sa dimension psychologique: processus qui est la saisie de l'intérieur de la création d'une oeuvre. Ce cheminement implique le décentrement de soi pour aller vers l'autre, l'affinité de compréhension rendue possible par l'interprétation. L'identité de la compréhension est donc constamment expérimentée dans son activité même. L'expérience de la réalité, ce vécu de la réalité, est au coeur même de la compréhension, de ce qui est spirituel, historique et social.

C'est à ce stade que transparaît avec clarté le lien entre la pensée de l'herméneutique de Schleiermacher et celle de Dilthey: la non-compréhension ou la mécompréhension est à l'origine de tout processus de compréhension et d'interprétation, et l'effort réalisé pour comprendre occupe une place privilégiée dans le devenir de l'esprit (Berner 1999, 15 17).

Pour le traducteur Eugenio Imaz, la traduction et le commentaire de l'oeuvre de Dilthey ne sont que la manifestation exemplaire de cette recherche d'un sens, la confirmation de l'importance de ce qu'il appelle «la subjectivité traduisante». Même s'il n'explicite que rarement sa conception de la traduction, sa position à ce sujet est évidente: le traducteur n'est pas un opérateur abstrait et la traduction est l'oeuvre d'un sujet. C'est à ce niveau que la subjectivité se manifeste dans ce qu'elle a d'essentiel et qu'elle ne se définit plus par sa négativité. Illuminer le texte pour faire ressortir du labyrinthe intellectuel les points forts de la pensée diltheyenne est rendu possible par ce mouvement de décentrement, d'interprétation. En cela, traduction et commentaire du texte sont les deux versants d'un même travail. Soulignons également que la traduction de textes isolés de Wilhelm Dilthey est inconcevable dans la mesure où la pensée de Dilthey, comme celle de tout auteur ou créateur, ne peut être saisie que dans une totalité significative. Dans sa tâche de traducteur, Imaz fait ressortir le lien entre la pensée de Schleiermacher et celle de Dilthey et met en pratique les principes mêmes préconisés par l'historien allemand: «Toute tentative de compréhension doit être éclairée par ce qui concerne les individus, ce qui implique les êtres humains et leurs créations. C'est ainsi, et essentiellement de cette façon que nous pourrons contribuer à comprendre ce que représentent les sciences de l'esprit» (Imaz 1946, 187).

Notre propos n'est pas d'approfondir l'oeuvre de Dilthey, ni d'analyser la perspective philosophique dans laquelle se place Eugenio Imaz. Ce qui nous paraît intéressant est la proximité de ce philosophe espagnol par rapport à la thèse herméneutique de Schleiermacher lorsqu'il entreprend de traduire l'oeuvre diltheyenne.

En effet, pour Imaz, la tâche de recréation du traducteur ne diffère pas qualitativement de la tâche herméneutique générale qui se pose avec n'importe quel autre texte: il n'y a, à ses yeux, qu'une différence de degré. Il existe une intime solidarité entre interpréter et traduire.

Épilogue

Dans sa correspondance avec des krausistes allemands, Julián Sanz del Río, introducteur de la philosophie de Krause en Espagne, souligne vers 1850 le manque d'hospitalité langagière de l'espagnol «incapable d'accueillir, fidèlement et avec précision, la forme philosophique de toute pensée» et, par conséquent, peu propice à diffuser la pensée des philosophes allemands (Menéndez Ureña et Vázquez-Romero 2002, 127). Le même constat est réalisé quelques décennies plus tard par Ortega y Gasset qui se félicite, dans son essai Misère et splendeur de la traduction, du nombre élevé de traductions de ses ouvrages en allemand tout en regrettant qu'en Espagne la tâche du traducteur soit encore si profondément dévalorisée (Ortega y Gasset 1980, 37). Cette résistance à la traduction est, tout compte fait, la «misère» dont nous parle Ortega y Gasset: celle d'un peuple qui n'a pas la conscience historique suffisante pour se confronter à la dialectique complexe de l'altérité et de l'identité (Ortega y Gasset 1980, 35). Soulignons encore une fois l'absolue nécessité, pour l'auteur de «Misère et splendeur de la traduction», de s'ouvrir à l'Europe et de combattre les démons du traditionalisme.

À la lumière de ces remarques, une constatation s'impose: la plupart des écrits de Friedrich Schleiermacher n'ont pas été traduits en espagnol et son oeuvre reste encore aujourd'hui relativement peu connue. Dans la première monographie consacrée au philosophe allemand et publiée par Ignacio Izuzquiza en 1998, celui-ci fait remarquer à juste titre la difficulté d'accès à une oeuvre qui se caractérise souvent par son caractère fragmentaire et dispersé. Sans aucun doute faudrait-il donner à l'oeuvre de Schleiermacher la place qu'elle mérite dans la culture et la philosophie espagnoles des XIXe et XXe siècles. Ce philosophe protestant et piétiste, dont le sentiment religieux est nourri par l'esprit des Lumières qui domine à la fin du XVIIIe siècle dans la culture germanique, a représenté une source d'inspiration pour certains courants du catholicisme libéral espagnol qui rejettent la religion comme dogme, comme morale imposée. De surcroît, le protestantisme libéral que représente Schleiermacher n'est pas sans intérêt pour des intellectuels comme Leopoldo Alas Clarín dont on trouve plusieurs références dans ses articles et ses nouvelles.

Malgré le fait que l'oeuvre de Schleiermacher ait été relativement peu traduite en Espagne, son influence est particulièrement significative dans le domaine de l'herméneutique moderne et elle est explicitement revendiquée par une jeune génération de philosophes espagnols comme Lourdes Flamarique, Antonio Ortiz Osés, Arsenio Ginzo et Ignacio Izuzquiza. Pour ces philosophes contemporains, l'héritage de Schleiermacher est particulièrement important dans ce que l'on peut appeler les sciences de l'esprit ou les humanités. La réflexion herméneutique ne propose pas de règles mais une approche globale et construite de l'acte de compréhension. Elle rappelle que l'échange, le dialogue, la communication, ne sont pas aussi aisés, naturels et consensuels que ce que l'on pourrait croire, que le lien social et langagier, même s'il vise l'approche interprétative fondée sur le présupposé du consensus, nous confronte en permanence à l'épreuve du désaccord.

Références

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