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La bohème littéraire espagnole fin de siècle: d'un phénomène socioculturel à la révélation d'un état de la littérature

Xavier Escudero





La bohème littéraire espagnole de la fin du XIXe au début du XXe siècle ne se laisse pas appréhender facilement car, se plaçant contre le canon et dans la marge, elle se dérobe à toute définition ou catégorisation. Elle constitue pourtant autant un phénomène socioculturel qu'un état de la littérature ancré dans la crise fin de siècle. C'est pourquoi, il sera intéressant, en un premier temps, de souligner les caractéristiques de cette bohème hispanique afin de tenter d'en donner une définition claire. La bohème ne se contentant pas d'être un art de vivre, nous ferons apparaître ensuite la fascination qu'exerce ce phénomène chez des auteurs contemporains de celui-ci. Enfin, nous soulignerons comment la bohème littéraire a tenté de s'affranchir d'une posture sociale ou fictive pour s'orienter vers une production propre: de son manifeste à ses écrits.

Le phénomène de la bohème littéraire espagnole se développe à une époque critique de l'histoire de l'Espagne et s'installe dans le grand mouvement moderniste qui imposa un bouleversement esthétique dans le monde des arts et des lettres1. Pour le circonscrire à un cadre temporel plus précis: de la Première Internationale Ouvrière (1864) et de la Restauration (1875) à la dictature de Primo de Rivera (1923), c'est-à-dire pour revenir au cadre littéraire bohème, de la première parution du premier roman bohème espagnol d'Enrique Pérez Escrich, Le frac bleu-mémoires d'un jeune homme maigre (El frac azul-memorias de un joven flaco) publié entre 1864 et 1875 au premier «esperpento» de Ramón del Valle-Inclán, Lumières de bohème (Luces de bohemia) de 1920-1924.

Il convient de dire d'emblée que cette congrégation d'écrivains préoccupés par l'art et son renouveau, par l'histoire et son revirement, est la cible de nombreuses critiques -de ses adeptes même, parfois-. L'écrivain Emilio Carrere, qui distinguait trois sortes de bohème, évoque clairement l'existence d'une vraie bohème hispanique vouée au culte de l'Art et dont la figure de proue est Alejandro Sawa2, opposée à une fausse bohème composée des crève-la-faim de la littérature attirés par le culte du vin, proches de la racaille3. Si, pour Carrere, une bohème littéraire authentique a droit de cité dans l'Espagne de la fin du XIXe au début du XXe, il en sera autrement pour de nombreux contemporains des bohèmes. Ils n'hésitent pas à discuter son authenticité, à la condamner par son inutilité voire à questionner son existence. Selon l'écrivain Pío Baroja (1872-1956), la bohème madrilène n'est qu'un mythe ridicule4 et ne peut exister par manque d'assises réelles, de racines culturelles5. Ce diagnostic sera suivi par d'autres. Un chroniqueur -Caramanchel- de La Correspondencia de España, dans un article du 30 décembre 1910 intitulé «Le charme de la bohème?», à l'occasion d'une conférence donnée par Emilio Carrere, Pío Baroja et Amadeo Vives au théâtre de La Princesa à Madrid, décrit l'effarement du public en apprenant l'existence de bohèmes dans la capitale. Réaction face à l'étrangeté de ce phénomène importé qui corrobore l'idée d'inauthenticité, teintée d'anachronisme, qui donnera de la bohème madrilène une image floue, douteuse voire grotesque. Selon Melchor de Almagro San Martín, dans sa Bibliografía de 1900, elle n'est qu'une grossière contrefaçon de la vraie bohème parisienne, «à la Murger», «c'est une chose importée de Paris qui ne correspond pas au tempérament espagnol6» et il démasque avec ironie l'imposture des faux bohèmes. De même, le poète nicaraguayen Rubén Darío (1867-1916), pourtant acteur de la bohème madrilène et parisienne et en dépit de ses franches amitiés avec ses représentants, dont l'une des plus célèbres et des plus tourmentées avec Alejandro Sawa, juge en 1895, dans un texte intitulé «Voici un roi de Bohème», que la bohème littéraire espagnole fin-de-siècle n'est que l'ombre, le pâle reflet de celle «à la Murger». Selon lui, elle est liée à l'élégance, or «les bohèmes d'aujourd'hui sont des perdants de la littérature. [...]. Ils ont une prose paresseuse et des vers négligés; ils font la honte de la profession, ils sont les lépreux de l'imprimerie, la crème triste et âpre de la canaille»7. Darío est partisan de la bohème galante et romantique et dénonce celle des «pícaros» modernes, parasites de La Puerta del Sol. Enrique Gómez Carrillo souligne à maintes reprises dans ses chroniques sur la bohème intitulées La vie parisienne l'errance de la définition de cette notion, tout en défendant son existence. Pour lui, on parle tous de la bohème sans savoir exactement ce qu'elle recouvre. Il conclut dans la chronique «De la bohème» que «la bohème est tout et rien à la fois»8. Il ajoute dans une autre, «La bohème actuelle», que les bohèmes existent au moment où il écrit ce texte (1890), tout comme ils ont existé dans le passé et existeront toujours, car «la bohème n'est ni une formule de vie, ni une discipline littéraire, ni la démonstration momentanée d'un désordre. La bohème est simplement la jeunesse pauvre qui se consacre aux arts et qui arbore avec orgueil sa misère. Le nom changera peut-être, mais ça restera la même chose. Dans tous les cas, de nos jours, le nom existe encore et les jeunes hommes qui ont plus d'illusions que d'argent restent encore fidèles à cette méthode qui a servi de borne aux acteurs de la tragicomédie romantique»9.

Les premiers textes espagnols concernant l'émergence du phénomène bohème en Espagne sont ceux de José de Larra. Le premier, «Modos de vivir que no dan de vivir» («Façons de vivre qui ne font pas vivre», Revista Mensajera, 29 / 06 / 1835) où nous retrouvons une analogie entre le statut des écrivains ou journalistes et celui des chiffonniers et le second, le prologue aux Leyendas y novelas jerezanas de 1838 dans lequel il décrit la figure d'un écrivain aux traits singulièrement bohèmes. Seul un auteur, dans la période qui nous intéresse, Enrique Pérez Escrich, s'est imprégné de l'esprit bohème murguerien et a su peindre avec justesse, dans son roman Le frac bleu (1864), le pendant madrilène du Quartier-Latin, avec son lot d'artistes se réunissant dans les cafés, créant des cénacles et invitant dans leur garçonnière des femmes grisées d'amour.

Le phénomène socioculturel de la Bohème, alors pratiquement inexistant ou insignifiant dans le Madrid des années 1840-1860, acquiert une nouvelle dimension: la bohème littéraire se confronte très vite à la dure réalité historique et, plus précisément, d'abord, à la perte des dernières colonies espagnoles (la crise de 1898), puis à la première guerre mondiale, remettant en cause le statut de l'artiste dans la société. Cette bohème se prête davantage au jeu de l'engagement politique et social et selon Allen W. Phillips, c'est cette forte conscience sociale qui différencie la bohème des années 1890 de celle de la première moitié du XIXe siècle10.

«Etre bohème, dans le monde des races errantes, comme dans celui des artistes passionnés, c'est ne pas avoir un foyer fixe et aller sur les grands chemins à la recherche du bonheur intangible»11.



Le bohème littéraire espagnol fin-de-siècle, rebelle, indépendant, idéaliste, anarchiste, errant dans les rues de Madrid, de cafés en cafés, ne déroge pas à cette tradition du «voyage», se manifestant chez lui par l'errance (autant physique que mentale), par une instabilité constante, presque maladive. Si le bohème n'appartient pas à un groupe bien défini, à une «école esthétique» commune, du moins appartient-il au Monde, d'autant plus que sa patrie spirituelle se trouve être Paris. Une émigration physique d'une région ou province vers la capitale (le centre), d'abord Madrid, puis Paris et dont témoigne l'itinéraire de nombreux bohèmes tel que celui d'Ernesto Bark, né à Dorpat en 1858, en Léthonie, et mort à Madrid en 1924. Cet immigré, rédacteur de la revue Germinal, membre actif de la Société Bohème et auteur de La sainte bohème (La santa bohemia, 1913) est arrivé à Madrid dans les années 1880. Ou celui d'Alejandro Sawa, véritable archétype du bohème littéraire, né à Séville le 15 mars 1862. Arrivé à Madrid dans les années 1885, il en décrira les nombreuses embûches dans un roman aux traces autobiographiques, Déclaration d'un vaincu (1887) et dans La femme de tout le monde (1885) avec le récit de l'expérience artistique du jeune peintre Eudoro Gamoda. Puis, fasciné par la capitale française, Sawa arrive à Paris dans le courant de l'année 1890. Il participe à la vie de bohème du Quartier Latin et, comme nombre d'espagnols expatriés, collabore aux éditions Garnier à l'élaboration d'un dictionnaire encyclopédique et aurait même traduit les frères Goncourt. Sawa prend très vite contact avec le groupe symboliste de la revue La Plume; il est admis à participer aux dîners hebdomadaires organisés par Léon Deschamps. Darío évoque dans son prologue au journal intime de Sawa, Illuminations dans l'ombre (1910), cette première expérience à Paris:

«A peine arrivé à Paris, pour la première fois, j'ai rencontré Sawa. Paris avait déjà pris racine dans sa tête et dans son coeur; il avait tout appris par coeur. Il y avait encore cette bohème à l'ancienne. C'était au temps du symbolisme actif. Verlaine, boîteux, règnait. La Plume était l'organe de ces nouveaux chasseurs d'idéaux et son directeur, Léon Deschamps, organisait des repas résonnants qui constituaient l'une des attractions du Quartier (latin). Sawa assistait à ces repas, car il était l'ami de Verlaine, de Moréas et d'autres dieux et demi-dieux de la confrérie»12.



Sawa se lie d'amitié avec presque tous les grands écrivains du moment aux côtés desquels il mène une vie intense qu'il décrit d'ailleurs avec précision dans ses Illuminations. C'est à Paris aussi que Sawa fait la connaissance de Rubén Darío et de Enrique Gómez Carrillo, Enrique. Darío se rappelle particulièrement de l'amitié qui le liait à Sawa. Ce dernier le présenta au grand Verlaine, au café d'Harcourt13. L'amitié profonde et fraternelle qui lie Sawa au poète rayonne dans ses écrits crépusculaires des Illuminations:

«J'étais son ami. D'autres, supérieurs à moi, ont senti à son contact un homme de pierre. Pour moi, il était en chair, d'une chair spirituelle; je garde encore en mémoire, et dans mon coeur, le souvenir de cette main chaude, affirmative dans l'amitié tel un jurement»14.



Enfin, la mort de Verlaine correspond aussi, pour Sawa, à la fin de «l'époque dorée de sa vie, la plus heureuse, donc, de son existence15» et il quitte définitivement Paris pour Madrid en 1896. Son retour est marqué par une entrée triomphale sur la scène littéraire avec l'adaptation du roman d'Alphonse Daudet, Les rois en exil. La fascination de Paris s'était tellement enracinée en lui que sa prose et surtout ses idées s'en ressentirent («Il est plus parisien qu'Espagnol et ses penchants, ses préférences, ses goûts portent le sceau du Quartier Latin», d'après Rubén Darío). Cependant, les brefs moments de triomphe n'étaient que les dernières lueurs d'une gloire durement atteinte de son vivant. Misère et indifférence deviennent le lot quotidien «del divino Alejandro» qui s'éteint, aveugle et fou, le 03 mars 1909, laissant une femme et une fille dans la détresse16.

«Etre bohème c'est vouloir ne pas tomber sous le joug de la vie bourgeoise afin de pouvoir se consacrer à la culture des chimères adorées»17. «Etre bohème c'est placer la rêverie au-dessus des oiseaux. Etre bohème c'est avoir l'intime conviction qu'en dehors de l'art, l'artiste se dessèche»18.



La bohème littéraire, dédaignant les conventions sociales, l'ordre établi, les mœurs bourgeoises, exige «l'art dans le monde, la beauté dans la vie, révolté[e] contre tout ordre qui dérange ses règles»19. Sawa, qui vivait dans la bohème, de la bohème et était, finalement, la bohème, s'inscrit dans ce culte de la Beauté, de l'Art, à tel point que Darío dira qu' «il fit de l'Art sa religion et sa fin. L'art dans les mots, dans son existence...»20. Un culte qui, de par son exigence, vouera souvent le bohème à la misère et à l'oubli («la bohème devient une sorte de croisade au nom de l'Art»21). La bohème est une traversée dont on voit un jour la fin ou dont on reste, pour toujours, «victime», car le bohème qui a échoué dans la carrière des Lettres, n'ayant pas réussi son pari de se faire un nom, se considère comme tel. Murger affirmait dès sa préface que la bohème n'est qu'un passage, une transition: «La Bohème, c'est le stage de la vie artistique; c'est la préface de l'Académie, de l'Hôtel-Dieu ou de la Morgue»22. Et Emilio Carrere, chantre de la bohème, de la rue, des cafés et des cabarets madrilènes, de reprendre cette même idée23:

«La bohème est une forme spirituelle d'aristocratie, de protestation contre le mauvais goût institutionnalisé. C'est l'aspiration idéale à un art plus beau, à une vie meilleure»24.



La bohème espagnole de la fin du XIXe au début du XXe siècle ne s'est pas imposée dans l'histoire littéraire comme une génération porteuse d'un message clair, durable, constructeur, mais reste assimilée à un phénomène qui a essaimé des groupuscules d'écrivains choisissant de vivre la bohème en tant que passage vers la renommée ou vocation définitive (pour eux, triompher, percer se résume en un verbe, «llegar» «arriver»). On préférera toujours apparenter le groupe bohème à une tribu («tribu literaria» selon José Esteban), à une confrérie fanfaronne («cofradía de la pirueta» pour Carrere), une horde («horda pintoresca y abigarrada» pour Allen W. Phillips) et, aussi, à une secte (selon Pío Baroja), à quelque chose qui rappelle toujours le désordre, le nomadisme, le sacré, le secret, le mystère, l'exigence, mais aussi le côté marginal, intrigant, rituel et étranger.

S'il existe un itinéraire géographique «international» suivi par le bohème en exil (entre Madrid et Paris), le bohème le reproduit à une plus petite échelle et de pèlerin de l'art, il devient pèlerin des cafés (et des rues). Dans ce carrefour de la littérature, se côtoient bohèmes sincères et honnêtes et bohèmes tricheurs, mendiants et misérables, se côtoient la vraie et la fausse bohème. Les vrais bohèmes, les «bohèmes invétérés» selon Ricardo Baroja, sont bien ceux qui répondent à cet art de vivre aventureux, misérable, tout tourné vers l'art, composé d'artistes et écrivains incompris, hantant les cafés, leur véritable demeure:

«Ils vivaient comme ils pouvaient, au jour le jour. Ils écrivaient dans des journaux qui ne les payaient pas ou très mal. Ils peignaient des tableaux qui ne se vendaient pas, publiaient des vers que personne ne lisait; ils dessinaient des caricatures que personne ne voulait. [...].

Les bohèmes dormaient dans des pensions de famille, mangeaient dans des restaurants bon marché ou dans une taverne quelconque. Leur véritable demeure était le café. [...].

Ils aimaient l'art et la littérature en soi et non pour ce que cela peut produire. Ils ne se préoccupaient absolument pas de la politique, exceptés ceux appartenant à la rédaction d'un journal»25.



Divisée, hiérarchisée, critiquée, remise en cause, fustigée, niée, reniée, la bohème littéraire est terriblement attirante, obsédante, à tel point que certains auteurs, parmi lesquels on peut intégrer ses plus acerbes détracteurs, se sont laissés prendre au piège de sa fascination et en ont fait le sujet de leur(s) fiction(s). Dans le roman, le regard nostalgique et apitoyé de Pérez Escrich dans Le frac bleu, la vision réaliste et «misérable» de Vicente Blasco Ibáñez dans La horde (1905), la considération esthétisante et décadente de Ramón Pérez de Ayala dans Troteras y danzaderas (1913) et le traitement parodique du thème par Benito Pérez Galdós dans El doctor Centeno (1883). La bohème nourrit également le recueil de contes de José Martínez Ruiz (1873-1967), futur Azorín, Bohemia (1897), qui offre une vision plutôt négative de la bohème littéraire. La parodie du thème annoncée par Pérez Galdós se prolonge avec le regard ironique de Pío Baroja dans Les derniers romantiques, mais se transfigure avec Valle-Inclán, poète et dramaturge espagnol (1866-1936) dans Luces de bohemia: l'auteur souligne plutôt le ridicule tragique de la bohème. Le bohème s'est effectivement prêté à une vision grotesque de son personnage. Son existence n'aura-t-elle jamais été qu'une longue farce, une mascarade, une pirouette, un caprice? D'un phénomène de société, d'une figure de la scène littéraire à son traitement romanesque, il n'y avait qu'un pas, réalisé d'autant plus aisément que le bohème se prenait pour (ou était considéré comme) un personnage littéraire dans la vie: le cas d'Alejandro Sawa est, encore, édifiant.

Mais, nous ne pouvons pas nous contenter de considérer la bohème seulement comme un thème littéraire. Le bohème crée des œuvres centrées sur la révélation d'une existence marquée par le doute, la souffrance, l'échec sur le chemin de la renommée. On se rend compte, à travers la «dedicatoria» à La femme de tout le monde (1885) de Sawa, puis La santa bohemia de Bark, que les bohèmes ont tenté de placer leur art de vivre au cœur d'un programme idéologique et littéraire (création de l'école, d'un courant de pensée bohème?). Dès 1885, alors qu'il venait à peine d'arriver à la capitale espagnole, Sawa fait le bilan de l'état de pensée de toute une génération -«gente nueva»- annonçant certains thèmes de la génération de 1898. Sa «dedicatoria» constitue aussi pour nous les prémices du courant de pensée bohème. Quant à La santa bohemia, parue dans la revue Germinal, elle peut être considérée comme le manifeste de la bohème littéraire fin-de-siècle, le projet -avorté- de la fédérer26.

Bark exprime dans ses œuvres sa foi dans le pouvoir de la littérature et de l'art, moteurs d'une transformation sociale. C'est pourquoi, il n'est pas incompatible, pour lui, d'associer le concept de Beauté à celui d'Action27, nouveau credo du début du XXe siècle28. Avec Bark, le bohème ne s'enferme pas dans l'esthétisme moderniste et libère les concepts de Beauté et d'Art, associés désormais à celui de Justice (sociale). Artisan de programmes révolutionnaires en matière d'économie, d'éducation, de protection du travailleur par le biais de syndicats, Bark aspire, par dessus tout, à organiser la Bohème espagnole, en fondant sa propre Maison, refuge des jeunes rêveurs et foyer de renouveau, de génie29. La bohème est un combat littéraire, politique, social et moral à échelle nationale et internationale et atteint l'idéal d'une véritable confrérie institutionnalisée, réhabilitant le cénacle murguerien. Bark place la bohème au centre d'un projet ambitieux consistant à lutter contre toute forme de misère et d'exclusion. Ainsi la bohème est pensée comme un programme de lutte contre la régression économique, sociale et culturelle, proche des préoccupations «régénérationnistes». Le bohème révolté devient l'artiste engagé se mobilisant dans la lutte sociale et artistique avec une conscience renouvelée30. Bark annonce aussi que de la fraternité entre les peuples naîtra la nouvelle bohème, celle de l'avenir, «Hermandad de peregrinos de la Verdad y Justicia»31. Cette fraternité dans la pensée est rendue manifeste par le rapport établi entre La santa bohemia et Illuminations dans l'ombre, parues à titre posthume trois ans auparavant et qui constituent, selon Bark, la bible bohème. Il voit en Sawa, le prophète, et dans ses écrits, le texte fondateur de la sincérité bohème articulée autour de l'Art, de la Vérité et de la Liberté. Sawa sacralise certains auteurs, diabolise les détracteurs de la pensée bohème, parle de sa douleur et du malheur de sa vie. Ce contenu intime et documentaire sert un seul but: livrer bataille à la vie c'est-à-dire, dans son cas, résister à l'indifférence éditoriale, produire, publier pour s'extirper d'une situation morale et matérielle critique, se libérer du mal bohème, défini comme un manque chronique de volonté. L'art au service de l'action voire de la révolution sociale: le texte de La santa bohemia revendique cette vision d'une littérature bohème engagée en rupture face à la société marchande de son époque. La responsabilité du bohème se définit par ce refus, par cette marginalisation consciente. L'artiste choisit de se mettre au service de la société, sans, pour autant, abandonner sa particularité. C'est en cela que réside la nouveauté du credo bohème avec Bark.

Les bohèmes ne conçoivent l'art qu'indépendamment du groupe, qu'en tant qu'engagement individuel; l'art est affaire du «moi», de l'intime, du secret. Le bohème se plaît à se regarder dans ses œuvres et, avant le miroir déformant de Valle-Inclán, jette la lumière sur sa vie de bohème mouvementée, douloureuse à force d'échecs. D'ailleurs, la bohème -comprise, presque exclusivement, comme un art de vivre- a-t-elle fini par s'imposer, outre comme un sujet de roman, comme une «littérature»? Les mémoires et journaux intimes d'auteurs bohèmes permettent d'apprécier par exemple l'importance de l'étape parisienne chez eux. Des romans autobiographiques comme El frac azul ou Déclaration d'un vaincu, proposent au lecteur, à travers un travestissement du moi de l'auteur, une dénonciation du mensonge de la vie bohème et un procès contre ce choix de vie et de carrière et contre la société. Même si le désir de se confesser chez le bohème est fort, il arrive à transposer son expérience dans des œuvres de pure fiction, telles que des nouvelles («novelas cortas»). Emilio Carrere (1881-1947) a côtoyé de très près la bohème madrilène qui lui a inspiré ses plus belles pages poétiques et des contes où les bohèmes apparaissent sous les traits de personnages tout à fait grotesques. Carrere ne retient pas que la souffrance, la douleur de la misère; il désire également montrer l'extravagance et le ridicule de certains types de bohème, tel l'excentrique et quichottesque Sindulfo del Arco du conte Le crâne d'Atahualpa. Enfin, il nous importe de souligner que Carrere fait usage de l'ironie, un procédé stylistique qui a toujours accompagné le rapport du bohème à l'écriture.

Pour conclure, définir la bohème a révélé combien cette notion ou ce phénomène suscite d'ambiguïtés, de polémiques et d'imprécisions. Incapable d'assumer sa «fonction» de génération, la bohème se rapproche plus de l'esprit «barbare» de la «tribu», de la «horde» ou encore du code de la confrérie. Sa définition est, dans l'absolu, insaisissable, fluctuante. La bohème est une épreuve forcée, un véritable via crucis de l'artiste en quête d'une authenticité, d'une vérité, d'un style, de sa «facture». Elle est un dilemme déchirant, une errance perpétuelle entre deux états, entre deux définitions, est «ce monotone et inutile vagabondage» déploré par Marcel, le peintre des Scènes de la vie de bohème. La bohème espagnole fin-de-siècle prend position contre le canon: soucieuse de conserver sa légendaire indépendance, elle préfère développer une culture de la rébellion et de la provocation à l'encontre de l'éthique marchande du bourgeois travailleur et bien-pensant. Passage, rite ou sacerdoce, la bohème est au cœur de l'activité intellectuelle madrilène et parisienne; elle est une composante essentielle de la littérature et de la culture fin-de-siècle.







 
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