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Les images du Cavaller à Valence au XVe siècle: d'Ausiàs March au Tirant de Martorel1

Jean Marie Barberà


Université de Provence.

Ce travail a été présenté au cours du Colloque international Ausiàs March (1397-1459), premier poète en langue catalane, qui s'est tenu entre le 13 et le 15 mars 1997 à la Sorbonne et au Centre d'Études Catalanes de Paris, et a été organisé par la Professeur Marie-Claire ZIMMERMANN.





C ela peut sembler une gageure *que de vouloir déceler une évolution sensible de l'image du cavaller à Valence dans le laps de temps si court qui sépare Ausiàs March de son beaufrère** Joanot Martorell2. Ausiàs March, né en 13973, est peu ou prou de treize ans l'aîné de Joanot Martorell. L'écart qui les sépare ne représente même pas une génération. D'autre part, entre le moment où Ausiàs commence à écrire (~1428) et sa mort (1459), il s'écoule 31 ans. Martorell ne commencera son roman qu'un an après la mort de son beaufrère, et le finira environ quatre ans plus tard. Sera-t-il licite de parler dans un intervalle de temps si bref d'une évolution du cavaller? Il faudrait qu'il y ait eu entre les deux hommes une brusque solution de continuité.

Outre cette contemporanéité, les affinités entre nos écrivains ne sont pas négligeables: ils appartiennent tous deux à la noblesse valencienne -ce qu'atteste si besoin était l'alliance matrimoniale des deux familles4 - et ils ont été élevés tout à la fois dans l'amour des valeurs chevaleresques et dans le goût des lettres5. De surcroît, ils sont probablement nés dans la même ville, Gandie ou Valence -le point n'est pas éclairci-. En tout cas, ce sont des voisins.

Mais que peut signifier être cavaller dans la Valence du XVe siècle? Quelle position cela représente-t-il dans la société d'alors, située à la charnière de Moyen Âge et des Temps modernes? Pour la naissance et l'évolution générale de la chevalerie européenne, on pourra encore s'en faire une idée en lisant Léon Gautier6. Mais pour la Valence d'alors, c'est Francesc Eiximenis qui nous donne l'état exact des lieux, dans son Dotzé del Crestià, c.CXV. Il nous apprend que la société citadine est formée de trois groupes: 1) patriciens7 et chevaliers occupent la première place, mais si dans une assemblée il y a des représentants des deux secteurs, les chevaliers ont la prééminence; 2) entre les extrêmes nous trouvons les simples bourgeois, qui ne sont pas honorables; on y trouve des juristes, des notaires, de riches marchands…, mais qui n'occupent pas de charges honorables 3) au bas de l'échelle se trouvent les artisans: tisserands, maréchaux-ferrants, cordonniers, bourreliers, et autres métiers mécaniques.8

On voit qu'Ausiàs et Joanot, en tant que chevaliers, appartiennent tous deux au groupe le plus privilégié de la société valencienne; toutefois même dans cette apparente égalité on pourra relever des différences sensibles: la famille de Martorell semble avoir connu son apogée sociale au début du XVe siècle, du vivant de son grandpère, Guillem, mort en 1415, et de son père, Francesc, disparu en 1435, car dès après commencera une rapide décadence qui précipitera la famille dans la misère la 1 plus insupportable9. C'est ce qui explique sans doute qu'en 1449 Joanot, à la tête d'un groupe de maures, attaque des marchands castillans à Xiva et tue l'un d'eux. Pour Ausiàs March, rien de tel. C'est un gestionnaire habile qui sait faire fructifier son capital. Les deux beauxfrères montrent donc des dispositions forts différentes. La vie de Joanot est plus aventureuse, plus agitée que celle d'Ausiàs. Les Martorell sont plus belliqueux10, ou du moins sontils plus prompts à rédiger des cartels de défis. Nous pouvons lire les lettres de batailles de Joanot dans El combate imaginario, recueillies et commentées par Martí de Riquer et Mario Vargas Llosa11. Le frère aîné de Joanot, Galceran, ira jusqu'à défier en 1438 celui qui allait devenir son beaufrère quelques mois plus tard, Ausiàs March, jugeant que celuici n'était guère pressé de respecter sa promesse de mariage avec Isabel, l'aînée des sœurs. On ne plaisantait pas sur ce chapitre dans la famille! Si l'on s'en tient donc à leurs actes, on peut voir que nos deux écrivains sont de tempéraments très différents. Cela entraîne probablement quelques conséquences et pourrait expliquer pourquoi Ausiàs a la fibre poétique, alors que Joanot a la plume romanesque.

Toutefois, le XVe siècle marquant un tournant dans la chevalerie à Valence, comme du reste dans l'ensemble de l'Eu rope chrétienne12, il n'est pas téméraire de voir dans les différences qui séparent Ausiàs de Joanot autre chose qu'une simple manifestation de caractères divergents. Nous ne ferons que lancer quelques pistes, car c'est là un sujet qui mériterait une réflexion plus approfondie et un développement plus important que celui que nous autorise le cadre de ce colloque.

La première remarque que nous ferons c'est que -en tant que chevaliers- Ausiàs et Joanot ne sont pas très originaux en ce XVe siècle renaissant. Ils appartiennent en effet tous deux à des catégories chevaleresques largement représentées. Le chevalier-poète existe aussi à l'ouest des terres catalanes; nous ne retiendrons que deux des noms castillans les plus prestigieux: Jorge Manrique (1440-1479) et le marquis de Santillane (1398-1458). Au nord, citons le prince-poète Charles d'Orléans (1394-1465), dont, à plusieurs siècles de distance, le jeune Rimbaud imitera le style. Pour ce qui est de Valence même, nous ne pouvons faire l'économie d'un Jordi de Sant Jordi13, qui devait avoir plus ou moins l'âge d'Ausiàs. Bref, on pourra relever des différences individuelles assez nettes entre eux, mais ils semblent relever tous d'un même parangon, le chevalier membre d'une oligarchie nobiliaire qui ne cultive la poésie que pour se distraire. Pour ce qui est de Joanot, l'ouvrage consacré par Martí de Riquer aux lettres de bataille et aux cartels de défi14 montre que le type du chevalier belliqueux et prompt à s'enflammer non plus n'est pas rare à l'époque qui nous intéresse. Si, en tant qu'écrivain, Joanot montre une originalité certaine, puisque le genre qu'il pratique ne peut être confondu avec le roman de chevalerie alors en vogue, du style Amadis de Gaule, comme l'a parfaitement montré Martí de Riquer, son caractère enflammé le fait ranger dans la seconde catégorie mentionnée cidessus, celle des chevaliers batailleurs: «Le tempérament combatif et querelleur de la famille, propre à tant d'autres chevaliers valenciens de l'époque, est également une caractéristique de Joanot Martorell», écrit Martí de Riquer15. On retrouve des chevaliers de la même espèce non seulement dans l'Aragon voisin16, mais dans toute l'Europe chrétienne. C'est le temps des chevaliers errants, comme l'écrit Jean Favier: «La nostalgie d'une chevalerie vouée aux prouesses, telle que l'ont illustrée les romans de la Table ronde, saisit dans la seconde moitié du XIVe et au XVe siècle quelques chevaliers déconcertés par l'évolution de l'art de la guerre. Des jeunes gens parfois issus de grandes familles partent sur les routes, désireux de susciter des tournois et d'y participer. Le goût du défi donne souvent à leur entreprise un caractère particulier: ils font un vœu, comme de s'abstenir de quelque chose ou s'astreindre à quelque chose tant qu'ils n'auront pas accompli telle ou telle prouesse. Ils sont particulièrement nombreux à gagner l'Espagne ou la Sicile, toujours prêts à défier les célébrités locales.»17 C'est alors l'occasion de pas d'armes et autres tournois dont Riquer nous parle abondamment dans plusieurs de ses travaux.18

La deuxième remarque se présente sous forme de question; en effet, on est en droit de se demander si ce qui sépare Ausiàs de Joanot est réellement la conséquence d'une évolution linéaire, ou bien si les deux catégories qu'ils illustrent n'avaient aucun rapport généalogique entre elles. Ou tout bien considéré devra-t-on opter pour une troisième voie moins simpliste?

Pour tenter de répondre à ces interrogations, ne serait ce que de façon sommaire et lever, ce faisant, une partie du voile nous examinerons les œuvres des deux écrivains, et nous essaierons de voir si la différence de traitement de la matière littéraire peut trouver un début d'explication dans la position sociale des deux Valenciens.

Ausiàs March, chevalier valencien récompensé pour son courage lors des campagnes d'Alphonse le Magnanime en Méditerranée (1420-1424)19, premier écrivain à se servir de la langue catalane comme véhicule de la poésie, ne parle jamais de chevalerie dans ses poèmes. D'ailleurs, il ne commencera à écrire qu'après 1428, probablement vers 143020, loin des champs de bataille, chez lui, d'abord à Gandie puis à Valence, où il se retire quand on le prive de sa charge de grand fauconnier du roi. Sa voix singulière parle alors avant tout d'amour; en cela il est l'héritier des troubadours, mais comme l'a maintes fois remarqué Marie-Claire Zimmermann, il ne les suit pas servilement. Il sait introduire dans sa poésie des inquiétudes propres et, pour reprendre les mots même de notre éminente collègue: «l'amour n'est ici que le point de départ du texte, car l'écriture se réfère sans cesse à une douleur inconnue, à un "secret" non élucidé qui est le lieu géométrique de toute la quête poétique de March21». On peut dire, à grands traits, que ce qui l'intéresse ce sont les mouvements de l'âme: la passion amoureuse (Chants d'amour), l'angoisse de la mort (Chant de mort), la quête de la foi (Chant spirituel, Chants moraux). Dès lors, il devient difficile de trouver dans son œuvre strictement littéraire matière à tracer le portrait d'un cavaller22. Peutêtre pourrait-on considérer l'écriture elle même. Le chevalier ne se manifeste-t-il pas, en effet, chez Ausiàs March par le style même? Un style que Martí de Riquer (1964: 222) qualifie de 'dur': «La cadence ou l'harmonie du vers, la mélodie de la phrase, la beauté de la parole, la grâce et l'élégance de l'expression, n'ont pour lui aucun intérêt ni aucune valeur»23. Cette plume rugueuse dont Marie-Claire Zimmermann analyse finement en divers endroits24 la valeur poétique n'est elle pas en fin de compte un tempérament guerrier qui imprime sa marque à la matière littéraire? On pourrait relever par ailleurs sa posture face à la mort, faite de rejet et de colère du moi face à un cruel et inexplicable destin25, posture propre au guerrier peu enclin à supporter avec patience les coups du sort. Cette absence d'éléments renvoyant explicitement à l'univers chevaleresque, qui n'est pas le propre d'Ausiàs26, est en soi le signe de quelque chose et doit donc être interprétée.

Face à ce nondit, l'œuvre de Joanot est une mine qui fournit mille éléments permettant de brosser un portrait du cavaller, valencien sans doute mais universel probablement dans l'esprit de Martorell. La raison en est simple, si nous suivons Albert Hauf. Tirant le Blanc est un manuel de chevalerie où tout est dit sur la façon dont doit se comporter un chevalier digne de ce nom. Joanot le précise assez clairement quand il écrit:

«la vertueuse pratique de ceux qui nous ont précédés, comme le rapporte les récits sur ce fameux roi Arthur, qui fut seigneur de petite et de grande Bretagne»27.



Nous avons donc avec Tirant le Blanc le troisième portrait du cavaller, parler de chevalier idéal serait faux, car Martorell lui donne un visage humain -c'est-à-dire imparfait par la force des choses-, mais son mérite se trouve justement dans sa faiblesse, contrebalancée par sa volonté et son intelligence. Non dans sa force physique. Comme le rappelle le roi Arthur (c.CXCV), c'est la sagesse et la vertu qui ennoblissent:

Si les hommes donc veulent être dignes d'honneur, c'est surtout pour paraître sages et vertueux, car ce sont ceuxci qui le mérite.28

La question de savoir ce qui de la hardiesse ou de la sagesse l'emporte, la Princesse l'avait déjà posée au chapitre CLXXX:

-Madame, dit la Princesse, à quoi sert la hardiesse au chevalier s'iln'est pas sage? […] la sagesse est plus utile à tous les grands seigneursque non pas la hardiesse29

C'est le vieux débat entre force et intelligence -car c'est ainsi qu'il faut comprendre 'sagesse'-. L'Empereur tranchera au chapitre CLXXXVI; la sentence qu'il rend affirme haut et clair que bien que la hardiesse soit nécessaire au chevalier, la sagesse a la prééminence.

Le héros breton n'est parfait que dans la mesure où il cherche à atteindre l'idéal chevaleresque. C'est un chevalier en formation. Au début du roman il ne l'est d'ailleurs pas encore. Il reçoit une initiation de la bouche du comte-ermite, sur le chemin de Londres, et emporte avec lui le livre que celuici lui offre pour son instruction (c.XXXIX). Ce n'est qu'au cours des fêtes d'Angleterre qu'il sera adoubé. Chevalier novice, il sait tirer de ses erreurs mêmes un enseignement propre à le conduire sur la voie de la perfection chevaleresque.

L'une des contradictions qui jette le chevalier sincère dans des abîmes de perplexité est celui du désintéressement, de la générosité. C'est le IXe commandement selon Léon Gautier (1989: 33):

IX. Tu seras libéral, et feras largesse à tous.

Cette libéralité peut maintenir le bon chevalier désargenté dans l'étroitesse financière. Ainsi, la vie de Joanot Martorell a été gâchée par des problèmes d'argent. Sur ce point, l'attitude de son héros sera des plus intéressantes. Tirant, comme tout chevalier, a besoin d'argent pour mener à bien ses entreprises: lever une armée et subvenir à ses besoins. Ce sont les problèmes classiques d'intendance; le succès de la guerre, dit le héros, dépend de 'gent, argent e forment':

«-J'aimerais beaucoup savoir, messire capitaine, dit l'Empereur, quelles sont ces trois choses dont la guerre a besoin. -Majesté, répondit Tirant, je vais vous les dire: gens, argent et froment. Et si l'une d'elles vient à manquer, la guerre prendrait fin.» c.CXXIII30.



La position de Tirant est claire: l'honneur seul l'intéresse. Rappelons la réponse qu'il fait au Maître de Rhodes qui veut le remercier de son secours efficace (cc.CVIIb-CVIII):

L'honneur que j'en tire est une récompense suffisante pour ce que j'ai fait et pour la dépense engagée, et j'attends avoir récompense de notre seigneur Dieu dans l'autre monde. C'est pourquoi […] je donne très volontiers tous les droits que j'aurais pu en attendre à votre saint Ordre. Et je ne veux d'autre satisfaction de vous que la célébration quotidienne d'une messe de requiem chantée pour le salut de mon âme.31



Toutefois, le mépris de l'argent peut conduire le chevalier à l'immobilité, à la paralysie. Chaque fois que Tirant obtient quelque chose, il le laisse à ses hommes; pour lui, seul l'honneur compte. Bien sûr s'il refuse le comté de Saint-Ange (c.CXLVI) ce n'est pas tant qu'il ne veuille rien, mais qu'il aspire à beaucoup plus. En quelque sorte, c'est son ambition qui le pousse à refuser ce qu'il juge indigne de lui. Comment Joanot aplanitil cet obstacle? Cet argent que Tirant ne peut prendre sur les dépouilles de l'ennemi, c'est l'Empereur et Carmésine qui le lui donneront, à plusieurs reprises, en puisant dans le trésor impérial.

Ainsi, Tirant, méprisant l'argent, se montrera généreux et désintéressé, comme il convient à un pur chevalier. Malheureusement pour lui, dans la triste réalité Joanot ne trouvera pas de Carmésine et se retrouvera -qu'on nous pardonne l'expression- dans la panade.

Pour ce qui est d'Ausiàs, le cas est différent; il connaîtra une prospérité qui le dégagera de tout souci. Somme toute, l'origine sociale de nos deux littérateurs est fort semblable: Ausiàs est issu d'une riche famille de notaires installés à Valence depuis le XIIIe siècle, famille de bourgeois honorables anoblis32 en 1360 quand Jaume March, grandpère de notre poète, est armé chevalier. Pour Joanot, si nous suivons Jesús Villalmanzo et Jaime J. Chiner33, c'est son arrière-grand-père, Guillem Martorell, riche et actif laboureur, qui est anobli en 1373. Ils appartiennent donc tous deux à cette nouvelle noblesse catalane qui monte en grade entre la seconde moitié du XIVe siècle et le début du XVe , phénomène tout à fait comparable à ce qui se passe dans la Castille voisine où une noblesse issue de segundones -les cadets de familles nobles-, prend son envol social et vient occuper le devant de la scène.

Mais, comme on l'a dit, la fortune des deux familles ne suivra pas la même courbe ascendante. Face à un Ausiàs qui a su gérer son patrimoine et le faire fructifier, qui vit dans une aisance réelle et aura du bien à léguer à ses enfants adultérins, car de légitimes il n'en eut point, Joanot fait figure de misérable, contraint aux pires expédients -n'oublions pas le triste épisode des marchands castillans, en 1449- et obligé de gager le manuscrit de son roman auprès de MartíJoan de Galba. À sa décharge nous rappellerons que, alors qu'Ausiàs n'eut qu'une sœur -sourde et muette, ce qui fut un mal et un bien, car s'il eut à l'entretenir, il n'eut pas à la doter-, l'héritage que laissa Francesc Martorell dut servir à une maisonnée de huit enfants, dont deux filles que Joanot, l'héritier, se devait de doter. Par ailleurs, la triste mésaventure de Damiata, la sœur cadette, plongea plus encore Joanot dans la ruine, car son voyage dispendieux à Londres ne fut pas fait pour arranger l'état de ses finances.

Il faut bien voir aussi qu'Ausiàs est reconnu très vite comme poète. Il est célébré dès son vivant comme le signale Riquer (1984: 158): «Il nous faut tout d'abord admettre qu'entre 1445 et 1449 c'était déjà un poète renommé, car dans cet intervalle le Marquis de Santillane écrivit son Avant-propos, où nous lisons: "Messire Ausiàs March, qui vit encore, est un grand troubadour et un homme d'un esprit fort élevé"34. Cette réputation ne connaîtra pas d'éclipse en Espagne jusqu'à nos jours. La fortune littéraire de Joanot est bien plus aléatoire, car s'il est certain que son roman a eu un réel succès, ce n'est pas son auteur qui en a bénéficié. Lorsque le prêteur sur gage Martí Joan de Galba fait publier Tirant le Blanc, en 1490, Joanot est mort depuis vingtcinq ans. La première traduction castillane de 1511 sera publiée sans le nom de l'auteur, et au chapitre 6 de la première partie du Quichotte elle apparaîtra comme une œuvre anonyme.

Il nous semble avoir mis en lumière assez d'éléments pour voir se dégager à la fin de ce travail trois portraits exemplaires de chevaliers:

-Ausiàs, le chevalier-poète, dégagé des contingences matérielles;

-Joanot, le chevalier belliqueux, préoccupé par son honneur et le souci de conserver son statut;

-Tirant, chevalier obscur d'abord puis capitaine de haut vol.

On pourrait penser que les deux premiers renvoient à la réalité et le troisième à la fiction. Cela est loin d'être tout à fait exact, car les êtres de chair et de sang se construisent une image d'eux mêmes qui modèle leur conduite35. Mais ce qui intéresse ici c'est 1de savoir quels liens se tissent entre ces trois types. On ne peut tirer entre eux de ligne continue qui conduirait de l'un à l'autre. Il faut envisager le problème autrement: il s'agit plutôt de rameaux divergeants à partir d'un embranchement commun. On peut considérer que le type de chevalier errant dont on trouve de nombreux exemples à Valence -mais pas seulement- au XVe siècle, se trouve sur une voie de garage. Il est appelé à disparaître tôt ou tard. Son dernier avatar sera probablement don Quichotte, dont le comportement suranné porte à rire les lecteurs du début du XVIIe siècle.

Mais ce n'est pas à vrai dire la seule image du chevalier qui se dégage de l'œuvre de Joanot Martorell, car si Tirant -dont la médiocre naissance36 eu égard à l'ascendance impériale de Carmésine est un obstacle sur le chemin de son ascension sociale- est, dès après l'épisode des fêtes d'Angleterre, un capitaine, un meneur d'homme et un stratège militaire, pendant ces fêtes il correspond au type du chevalier errant -et c'est d'ailleurs en errant qu'il s'endort et rencontre le comte-ermite-. C'est donc dans un premier temps, relativement bref, un chevalier qui fait ses armes pour se former et se faire connaître, puis rapidement il se pose en tant qu'homme de guerre, comme il en existera encore, mutatis mutandis, longtemps après lui. Mais la vraie vie de Joanot est loin de ressembler à cet idéal qu'il nous peint dans son livre: lui correspond plutôt au type condamné brossé dans la première partie, car pour un élu combien de soldats perdus trouve-t-on?

Il existe une certaine parenté cependant entre Joanot et Tirant, car tous deux doivent prouver quelque chose; tous deux se voient dans l'obligation de faire la preuve de leur noblesse par des exploits méritants. Dans le cas précis de Joanot il s'agit aussi de défendre une position sociale mise à mal par le manque d'argent, ce qui ne sera pas le cas d'Ausiàs.

La troisième branche est celle d'un chevalier moins belliqueux, homme plus secret qui pourra devenir, les temps changeant, homme de cour. Ausiàs avait tout pour s'engager sur cette voie -la caution de ses pairs castillans le prouve sans conteste-, mais son ego hypertrophié le lui interdit. Il ne fut donc pas ce courtisan qu'il aurait pu être si d'autres fées s'étaient penchées sur son berceau. Et c'est sur ses terres de la Safor qu'il se retira et finit ses jours. À l'abri du besoin, Ausiàs n'a rien à prouver; il a engrangé le bénéfice de ses trois années de guerre en Méditerranée (1420-1422 et 1424), au cours desquelles, entre sa 23ème et sa 27èmeannée, il s'est battu vaillament pour Alphonse le Magnifique, qui lui montrera largement sa reconnaissance. Comblé de tous côtés37, Ausiàs peut se livrer à une introspection qui lui fera découvrir bien des facettes du Moi38. Poète aristocrate, son épée c'est sa plume égotique.

Par là, ce grand seigneur féodal -premier dans son village plutôt que second à Rome- rejoint Tirant le Blanc39, dont le seul vrai souci est celui de sa gloire personnelle, et qui ne semble faire preuve de générosité que de façon calculée, pour atteindre le but qu'il s'est assigné. Plus heureux que le héros martorélien, il profitera du fruit de son activité; quant à la mort de Tirant ne peutelle être vue d'ailleurs comme le châtiment mérité pour cet orgueil qui relève de la vanité?






Bibliographie

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