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Un manuscrit inédit d'origine Cordouane

Eugène M. O. Dognée



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La bibliothèque de l'université de Liége possède un manuscrit fort intéressant, dont les nombreuses vignettes, dessinées avec un remarquable talent artistique, représentant des scènes animées de la vie de personnages appartenant à toutes les conditions sociales, ont toujours attiré l'attention de tous les visiteurs de ce riche dépôt bibliographique; sans qu'on soit parvenu, jusqu'à présent, à déterminer exactement le livre illustré si élégamment, et à reconnaître l'auteur dont le nom figure sur la page de parchemin servant de titre.

Le dernier catalogue, publié par M. Grandjean, bibliothécaire, renseigne cet ouvrage dans les termes suivants:

«887. Albullasem de Baldac filius Habdi medici, composuit hoc librum. Tel est le titre inscrit au premier feuillet de ce manuscrit curieux. Il se compose de quatre-vingt-quatre feuillets en vélin, format in 4º, contenant cent soixante-six dessins, remplissant la page entière, et relatifs à des sujets bien divers. Au bas de chaque page, on a inscrit en quelques mots, et sous quatre rubriques identiques pour tous les sujets, ce qui est relatif au sujet dessiné. Ainsi la première page contient un figuier entouré de trois femmes occupées à cueillir des figues. Le texte contient en trois lignes la description sous les rubriques Natura, Juvamentum, Nocumentum, Remotio nocumenti.

Cod. Membr. Sœc XV. 4.º 84 fol.»1.



Cette description sommaire du manuscrit, dont les feuillets mesurent 247 millimètres de hauteur sur 170 de largeur, omet de renseigner en détail le titre qui offre d'intéressantes annotations. Elle no mentionne pas non plus qu'au haut de chaque vignette un mot écrit indique le sujet auteur duquel le dessinateur   —400→   a groupé ses personnages et de nombreux accessoires fort pittoresques.

A bien des reprises nous avons étudié minutieusement ce beau manuscrit, espérant trouver le lien scientifique qui unit les sujets; déclarés «si divers», représentés avec un grand talent artistique composant très habilement de fort élégants ensembles largement tracés. Après le feuillet illustré servant de titre, et portant en outre des inscriptions sur lesquelles nous aurons à revenir, nous avons relevé cent soixante-neuf sujets représentés et annotés. Comme nous l'avons dit, au haut de chaque page du texte, un intitulé indique le sujet principal que le dessinateur a entouré de figures et d'accessoires tracés au trait, avec un sentiment distingué de pittoresque et d'un réalisme remarquable. L'enluminure, au lavis, n'a guère été employée que pour les végétaux dénommés au titre, aisément reconnaissables grâce à l'exactitude du dessin.

Les soixante-deux premiers sujets et les quatre derniers du manuscrit, se réfèrent à la flore utilitaire. Les symboles des saisons [159-162] s'entourant aussi, pour le printemps et l'été, de détails végétaux également rehaussés de couleurs; nous avions dabord songé à l'un de ces herbiers illustrés que l'on rencontre dans tant de pays, à des époques fort différentes, dont l'Allemagne continue la coutume dans ses «Krauterbücher» (livres de plantes). Les scènes pittoresques, ajoutées par le dessinateur, sont toutes de nature à préciser l'utilité que l'homme retire des plantes représentées avec la plus grande exactitude et enjolivées de tons coloriés.

Dès les temps les plus reculés de son histoire, encore mal dégagée de légendes qui empêchent tout synchronisme exact, la Chine a possédé des compilations relatant les noms de ses plantes indigènes, énumérant les qualités utilitaires des simples, indiquant les dangers des végétaux vénéneux. A l'empereur déifié Chan-nung, on fait remonter l'origine de ces herbiers illustrés que l'on continue encore sous le nom de «Pen-t'sa»2.

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La Grèce antique possède, à son tour, des herbiers pharmacologiques à figures. Cratinas joignit des dessins à sa description des plantes qu'il dédia à Mithridate. On conservait le manuscrit de ce traité dans la bibliothèque Cantacuzène de Rome, et Anguillara nous on a donné quelques fragments3. Les nombreuses copies illustres de l'Histoire naturelle de Pline, que renferment bon nombre de bibliothèques publiques, aidèrent à l'enseignement de la botanique médicale, comme on usa des observations d'Aradis, accompagnées aussi d'illustrations, qu'annota le médecin Caleb4. Lorsque la civilisation arabe utilisa les trésors scientifiques qui, de la Grèce et de Rome étaient allés s'accumuler à Alexandrie puis à Byzance, les ouvrages de pharmacopée se multiplièrent. Le moyen âge abandonnait les études médicales aux juifs et aux mahométans. Les dessinateurs illustrèrent les traités de botanique. La poésie chanta les découvertes sanitaires. La bibliothèque des rois de Grenade contenait, entr'autres manuscrits, un poème sur la médecine, un poème sur les aliments, un traité pour conserver la santé durant les quatre saisons de l'année, etc., compris dans une collection classée sous le titre d'herbes odoriférantes5. Plusieurs manuscrits de Dioscoride représentent les plantes dont l'auteur indique les vertus médicales. Malheureusement, fait observer le savant auteur d'une histoire de la médecine6, ces dessins portent trop l'empreinte du siècle barbare dans lequel ils ont été faits, pour fournir des lumières suffisantes.

Le manuscrit que nous étudions, illustré au plus beau temps de l'histoire de l'art, alors que les dessinateurs suivaient de près la nature et s'astreignaient à copier fidèlement les sujets qu'ils avaient devant les yeux, échappe à pareil reproche.

Bien que soixante-dix sujets du manuscrit de Liége s'occupent de végétaux, dont les propriétés médicales sont renseignées par le texte, et que les pages 62 à 69 montrent de même les préparations   —402→   des céréales alimentaires, l'omission de toute plante vénéneuse autre que des champignons [168], la necéssité d'expliquer les sujets traités aux pages 69 à 165, entre lesquelles nous ne retrouvons que l'olivier [109], la canne à sucre [121], la camomille [123], la rose [125], nous ont fait écarter l'idée d'un simple herbier illustré. Dans un ordre méthodique, facile à reconnaître malgré de légères inadvertances du copiste, qu'on attribuerait au relieur si elles ne se révélaient précisément à des revers de feuillets, nous avons suivi, après les végétaux, des produits alimentaires d'origine animale [71-108], des boissons [109-114], des poissons servant à la nourriture de l'homme [105-120], des condiments [121-125], des actes de la vie courante [126-142], des détails du vêtement [143, 144], des remarques sur les agents extérieurs [145-165]. Rectifiant l'erreur finale en replaçant les sujets 166 à 169 parmi les végétaux, et l'air épidémique [70] avant la nomenclature des vents [154-157], nous avons reconnu un traité complet d'hygiène, tel que le comprenait l'ancienne médecine.

L'art médical, que l'antiquité classique dit avoir été inventé par les Egyptiens, naquit de prescriptions hygiéniques dont bon nombre furent sanctionnées par des lois religieuses. Les prêtres de l'Egypte, dépositaires de tout savoir, restaient astreints à plus de réglements sanitaires que ceux qu'ils imposaient à leurs fidèles, surtout à propos d'abstinence de certains aliments7. Les conseils hygiéniques de l'Egypte passèrent en Grèce. A Crotone ces préceptes se formulèrent. L'antiquité grecque avait déifié la santé sous le nom d'«Hygie», qu'Orphée dit épouse d'Esculape. Les statues de la déesse voilée, révérée à Sycione, se confondirent parfois avec celles d'Athêné. Les théories médicales des philosophes helléniques examinèrent les fonctions humaines dans l'état de santé. La science précisa les conditions favorables de la vie sous le nom d'hygiène Ugien\\\h ou Diaithtix/h/. Pythagore basa sa médecine sur cette diatétique du corps et de l'esprit. Les règles en étaient nombreuses et même minutieuses. Les soins à donner   —403→   aux hommes cessèrent d'être le monopole des prêtres. Les directeurs et les employés des gymnases consacrés à Apollon, devinrent des «médecins». L'école d'Alexandrie divisa ensuite la science médicale en trois parties: chirurgie, diatétique, pharmacie.

On connait de nombreux traités speciaux de la partie de la médecine qui s'occupe de l'hygiène privée et publique. Durant l'antiquité on en rédigea. Au moyen âge les juifs et les arabes qui professaient l'art de guérir exerçant leurs fonctions même auprès de souverains chrétiens les moins tolérants, composèrent plusieurs ouvrages de diatétique qui nous sont parvenus. Le savant explorateur des manuscrits arabes conservés a l'Escurial, Casiri, mentionne un livre de ce genre écrit dabord en arabe par un nommé Isaac, fils de Salomon, qui mourut en 940. Son travail fut traduit en hebreu sous le titre de «Sapher Esmearoum», puis en latin, et édité à Bâle en 1570:

«Isaaci fil. Salomonis Liber de diœtis universalibus et particularibus

Le manuscrit de Liége nous fait connaitre un traité analogue.

Le sujet du livre déterminé, nous nous sommes occupé de préciser la date de la transcription.

L'examen des caractères de l'écriture, les lettres en gothique anguleux, les majuscules si semblables à celles des plus anciens incunables de Strasbourg, les abbréviations employées, indiquaient la première moitié du XVe siècle. Le relevé de tous les détails archéologiques des vignettes: objets mobiliers, armes, costumes; nous a permis de fixer l'un des années de 1410 à 1420, déterminées incontestablement par le vêtement de l'auteur sur la page de titre: dalmatique barbelée par le bas, à manches amples8; les poulaines allongées d'autres personnages, les longues queues des capuchons descendant jusqu'au bas du costume d'hommes riches, les chaperons, les braies à pied; la ceinture noble, joyau d'orfèvrerie, portée sur une cotte courte et rembourée à hauteur des hanches, un chapel en fer à bords très inclinés avec crête, la petite dague à rondelle passée dans une escarcelle; les colliers   —404→   au cou de dames très décolletées, aux cheveux en bouclettes formant bourrelet autour du visage; une cornemuse ou grosse chevrette avec bourdon et flûte; divers meubles: roë, scriptional, escabeau, barillet; et bon nombre d'autres détails caractéristiques9.

Le nom de l'auteur du livre, tel qu'il est renseigné sur la page, de titre où l'on voit un professeur: Albullasem de baldac filius Habdi medici, indiquait clairement un arabe. Notre relevé de tous les sujets traités, spécialement des aliments étudiés, limitait au midi de l'Europe la composition de ce traité d'hygiène, partie de l'ancienne médecine10. La mention, après les viandes européennes, de la chair de chameau [85] et de gazelle [88]; celle, à la suite des œufs de poule, des gros œufs d'autruche [81], nous firent penser aux royaumes arabes de l'Andalousie si voisins de l'Afrique et en relation constante aves leurs coréligionaires de l'autre côté de la mer. Le texte du manuscrit, qui préconise la supériorité de la laine des Flandres a propos des vêtements en tissus chauds [144], nous induisait à chercher une origine espagnole à ce traité, malgré la contradiction qu'opposait la mention «de Baldac» jointe au nom de l'auteur.

L'orthographe latine du copiste décélait, à coup sur, un scribe espagnol et probablement andaloux. Etait-il de même l'auteur des vignettes artistiques? A toute évidence le dessin avait aussi été exécuté dans le pays de l'écrivain. Les aspects de paysage et de ville, aussi peu différents que les principaux personnages des illustrations, indiquant une contrée accidentée, près d'un ville importante. Sur une hauteur, plusieurs fois reproduite, est érigé un château en tour. La représentation de crénaux arabes sommant les murs d'enceinte est fréquemment répétée [22, 33, 50, 52, 58, 60, 70, 106, 121]. Les artistes du XVe siècle qui enjolivaient les manuscrits, copiaient la nature le plus fidèlement possible. Le réalisme qui domina l'esthétique du temps, trouva chez eux ses plus fervents adeptes. Nous avons souvent admiré la fidélité de représentation, sur les vignettes illustrées à la main, des choses que le dessinateur   —405→   a vues auprès de lui; surtout des sujets empruntés à la faune et à la flore. Cette exactitude, poussée jusqu'aux moindres détails, se remarque même dans les bordures ornementales qu'on disposait autour des pages des livres à prières les plus soignés11.

La désignation «Baldac» qui s'opposait à notre conviction, avait été reconnue aisément par nous, pour rappeler Bagdad12. Les arabes avaient donné un nom analogue a la vaste étendue de ruines, ensevelies sous les sables de la Chaldée, qu'ils croyaient marquer l'emplacement de l'antique Babylone. L'expression «Baldac», généralisée aux diverses localités qui se prolongent sur toute une région, fut transcrite d'une façon fantaisiste par les anciens voyageurs. Les écrivains du moyen âge qui nous conservent des dénominations géographiques du monde oriental les ont, très souvent, défigurées par une orthographe conventionelle, cherchant une homophonie toujours approximative. De nous jours encore, malgré le progrès du savoir en linguistique orientale, les voyageurs, trompés par leurs guides ou les habitants du pays, soit transcrivant des prononciations de dialectes locaux, changent, d'une façon étonnante, les indications topographiques. Ne soyons donc point surpris de lire dans un ancien volume, imprimé à Anvers13 que Thénot écrit le nom de l'endroit où l'on voyait les ruines de Babylone par «Banaghedot» tandis que Chalcondèle inscrit «Pagdacha». Curapalatis dit «Bagda» et Barrius «Pagdalim» ou «Bagdad». Dans l'enceinte étendue où s'élevèrent, à des distances considérables, les palais espacés, séparés par des lieues de jardins, comme dans toutes les antiques ruines de la Chaldée et de l'Assyrie, le troisième khalife abasside, Abou-Djar-al-Mansour, construisit, l'an 763 de l'ère chrétienne, auprès des restes de Ctésiphon   —406→   qu'il croyait être les débris de Babylone, une capitale qu'il voulut doter du nom historique. Il l'appela «Bagdad» dénomination d'origine persane dit M. Oppert14 qui l'explique par «dieudonné». Devenue le siége du khalifat, Bagdad s'appela, en turc «Bagadan» «ou Baldak». Les Français la désignèrent par «Baudras», les Italiens par «Baldac».

L'étude de notre manuscrit, évidemment rédigé en Andalousie, où il a été aussi transcrit et illustré, ne nous permettait point de croire que son auteur fut originaire ou du moins habitant de l'Asie. Il aurait, en pareil cas, fait mention des végétaux que l'on rencontre dans la contrée arrosée par le Tigre et l'Euphrate. Les premiers sujets étudiés dans son livre sont les fruits de tables figues [1], raisins [2], pêches [3], prunes [4], poires [5], grenades [6 et 7], limons [8], pommes [9 et 10], abricots [11], mures [12], nèfles [13], cerises [14 et 15], amandes [16], framboises [17]. Ce ne sont point des fruits d'Orient. Nulle part il n'est parlé d'une production asiatique; telle, par exemple, que la banane ou surtout la datte encore si abondante sur l'emplacement actuel de Bagdad15. De même les plantes potagères, les céréales, les volailles, les boissons, les gibiers, les poissons, la mention de la neige et de la place, dans le texte, correspondant nettement aux illustrations; évoquent l'idée de l'Andalousie, dont l'auteur passe en revue la flore et la faune utilitaires.

Nos recherches ne nous donnaient aucun renseignement certain sur un Albullasem fils du médecin Habdus. Les noms arabes de personnes ont été traités avec moins de respect encore que les dénominations de lieux. Les anciens ouvrages en langue arabe, transcrits souvent par des juifs, traduits en latin par des gens de divers pays, ont vu s'altérer profondément la plupart des signatures originales. Les noms propres, abrégés par la suppression de titres que l'on jugeait surabondants, latinisés par la scolastique; perdaient très fréquemment, leur structure orthographique. Passant de contrée en contrée; se modifiant au goût de l'euphonie   —407→   locale, à la mode d'époques successives, ces expressions onomastiques devenaient méconnaissables. Sans sortir du cycle des études auxquelles appartient notre manuscrit, il est facile de citer de pareilles transformations. Dans toutes les écoles de médecine du moyen âge et de la renaissance, on parla d'Avicenne et d'Averrhoés. On désignait sous ces noms deux savants arabes, aux dénominations très caractéristiques dans leur langue, peu faciles à reconstituer dans leur abbréviation latinisée. Les copistes scolastiques écrivaient «Avicena» au lieu de «al-Hussain-abou-Ali-ben-Abdullah-ebn-Sina»; et «Averrhoés» pour Mohamed-abou'l-Walid-ebn-Achmed-ebn-Roschd.

Lors d'une visite au jardin botanique de Madrid, la solution du problème qui nous avait longtemps occupé nous fut donnée par le savant ouvrage de Don Miguel Colmeiro16 directeur de cet établissement. Ce travail érudit, parmi de sagaces recherches coordonnées avec une méthode parfaite, parlait deux fois des études scientifiques poursuivies, au XIe siècle, par Khalaph-ben-Abbas-Abukassem, célèbre sous le nom d'Albucasis.

Il nous devint dès lors clair que l'Albullasem fils de Habdi du manuscrit de Liége, était identique avec l'Albukasem-ben-Abbas que citait M. Colmeiro.

L'allitération différenciant Albullasem d'Albukasem, n'était point de nature à créer un doute: les noms propres arabes changent souvent beaucoup plus sous la plume ou le roseau des copistes. La certitude, indiquée par la similitude des deux noms, était démontrée par l'identité de filiation: ben-Abbas, fils d'Abbas, vocable arabe si connu que le traducteur n'avait modifié que par une terminaison latine déclinable, et l'adjonction d'une aspiration initiale de même qu'on lit tant de fois «Haly» pour Ali.

Déduisant de cette indication, que nous avions devant nous une version en latin, écrite vers 1415 en Andalousie, d'un traité arabe plus ancien dû à Khalaph-ben-Abbas-abou'l-Kassem17, nous   —408→   nous appliquames à chercher des notions complètes sur cet auteur et ses œuvres. Le texte de M. Colmeiro nous disait dejà que cet écrivain, nommé encore Alzahravi et connu sous la dénomination d'«Albucasis», était un arabe de Cordoue, né'avant l'année 1085, décédé en 1122, laissant des écrits de chirurgie de valeur, mentionnés au livre vingt-huit de son œuvre, partie intitulée «le serriteur», ouvrage de botanique, traduit en espagnol et publié à Valladolid en 1516. Le dictionnaire de Moreri18 nous fournit des variantes du nom latinisé, et d'autres détails biographiques. «Abulcasa ou Abulcassis, médecin arabe, a vécu dans l'onzième siècle, au temps de l'Empereur Henri IV, vers l'an 1085. Il composa divers excellents ouvrages que nous avons encore et entr'autres une Méthode pour guérir les maladies. Elle est en trois livres avec des signes d'instruments de chirurgie qui est cette partie de la médicine qu'Albucassis étudia avec le plus de soin.»

Le dictionnaire de Courtin19, nous donna, à son tour, une notice devenant aisée à identifier par le prénom et la mention de la descendance paternelle, ainsi que l'indication du nom classique Albucasis deja relevée par Colmeiro. «Aboul-Cacem Sclialaf ben Abbas, plus connu sous le nom d'Abu ou Albucasis, médecin arabe, mourut à Cordoue en 1107, auteur de divers ouvrages réunis sous le titre de Méthode de practique, traduits en latin. On a plusieurs éditions de cette traduction.»

La détermination du nom vrai et complet du médecin si longtemps célèbre sous la dénomination d'Abulcasis, en donnée par le patient déchiffreur des nombreux et précieux manuscrits collectionnées dans la bibliothèque de l'Escurial. Dans ces richesses littéraires, encore imparfaitement mises a profit, où l'on retrouve les traces lumineuses de la civilisation hispano-arabe, si brillante et si scientifique, Casiri20 a lu le nom de Khalaf-ben-Abbas-Abulcassem, appelé communément Alzahravi Inscripción

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Comme les dénominations arabes, continuant la tradition hébraïque, ce nom réunit plusieurs désignations. On y trouve un prénom, Khalaf; la mention du descendant màle de Khalaf qui s'intitule: père de Cacem (abou-Cacem), la filiation paternelle de l'individu: fils d'Abbas (ben-Abbas); enfin l'indication de la ville où vivait notre médecin: l'habitant de Zahrah (al-Zahravi).

Ce nom complet fournissait donc plusieurs détails biographiques. Khalaf avoit eu pour père un certain Abbas, que le manuscrit de Liége nous apprend avoir été aussi médecin. Khalaf eut un fils appelé Cacem (Cassem). Il habita la résidence de Medinet-az-Zalirah, dans la banlieue de Cordoue.

D'autres indications étaient encore à relever dans le savant catalogue de Casiri. Indiquant sous son numéro MDCLI, un ouvrage important composé après l'an 1204 par le cordouan Ahmed Ben Iahia Ben Ahmad Ben Amira Aldhobi, qui ajouta à sa bibliographie une étude sur les hommes illustres de sa patrie, Casiri extrait, parmi d'autres notices, une biographie de notre savant, que est dit décédé depuis près d'une siècle avant cette rédaction.

«Khalaf ben Abbas Abulcassem, communément Alzahravi, fut médecin à Cordoue, sa ville natale, en même temps que chirurgien de la plus grande habileté. Il écrivit avec talent sur ces deux branches de la science, traitant les questions de théorie et de pratique. Il mourut à Cordoue l'an 500 de l'hégire.» Casiri complète ces détails: «Les Latins le désignent par divers noms: Abbucassis, Buchasis, Galaf, Alsaravius, Azaragi. Ses deux ouvrages ont été traduits en latin: le traité de chirurgie édité en 1532, le traité de médecine en 1519, à Augsbourg. A propos de ces livres Abu-Mohamed-Ali dit, dans son Histoire des médecins espagnols: J'avoue que les ouvrages du docteur Alzahravi sur la médecine et la chirurgie ont été reconnus pour les plus utiles et les plus prônés par une longue pratique; de telle sorte que personne, que je sache, n'a écrit jusqu'aujourd'hui aucun traité sur cette matière qui soit plus utile, plus complet ou plus compétent. Parmi les Latins, Paul Ricius loue notre auteur dans les termes suivants: "Je n'hésite nullement a affirmer qu'il n'est inférieur à aucun des médecins que ont succédé au père de la médecine Hyppocrate et à son interprête (Galien)".»

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Le manuscrit de Liége était donc un traité d'hygiène, transcrit en latin vers l'année 1415, par un copiste espagnol qui avait eu pour modèle un ouvrage rédigé a Medinet-az-Zahrah, par le célèbre médecin et chirurgien Khalaf-ben-Abbas-abou l'-Cacem. L'ouvrage original, écrit en arabe comme toutes les œuvres connues du même auteur, datait de vers 1085, et était certainement antérieur à l'année 1122 époque de la mort du savant praticien connu dans les écoles de médecine sous le nom latinisé d'Albucasis.

L'éloge exceptionnel que les citations de Casiri font de l'auteur de ce manuscrit, nous engagea plus vivement à étudier l'homme, son œuvre scientifique, à nous expliquer la mention de Bagdad ajoutée à son nom, à préciser quelle partie de ses études nous avions sous les yeux, en recherchant si elle avait figuré dans les livres publiés comme œuvres du célèbre médecin arabe qui s'illustra au XIe siècle de notre ère.






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Le médecin arabe qui devint si célèbre sous le nom d'Abulcasis s'appelait Khalaf. Les variations que l'on trouve de ses diverses dénominations prouvent la notoriété dont jouit, durant une longue période de temps et dans plusieurs contrées, le savant cordouan. La difficulté de transcrire en latin la gutturale initiale de son prénom, transforma Khalaf en Galaf21, en Chalaf22 , en Schalaf23. L'année de la naissance de Khalaf n'est point rapportée dans les citations que Casiri a relevées sur les manuscrits arabes de l'Escurial. Un auteur affirme que le célèbre médecin mourut l'an 500 de l'hégire, soit l'an 1122 de l'ère chrétienne24; ailleurs25 on trouve que l'illustre praticien florissait à Cordoue   —411→   l'an 1085. Rapprochant ces dates de détails colligés sur la carrière si complète de l'écrivain et du guérisseur, on peut placer la naissance de Khalaf vers le milieu du XIe siècle, à peu près à la mort du célèbre Avicenne dont il allait continuer le renom. Khalaf naquit donc durant la première ère du royaume mauresque de Cordoue, démembrement du Khalifat d'Occident qui jusqu'a la mort de Hescham III (1031) avait réuni, sous une seule domination, les dix-sept états d'Espagne islamite.

Les autorités invoquées par Casiri font naitre Khalaf à Cordoue. Nous aurons à expliquer ultérieurement la mention, en apparence contradictoire, que porte le manuscrit de Liége. Khalaf eut pour père un certain Abbas, dont, selon la coutume arabe, il joignit le nom au sien; ainsi que, de nos jours, font encore les Russes. Le nom, complété de cette façon devint: Khalaf fils d'Abbas (ben-abbas)26, filias Habdi27. Le manuscrit de Liége qui donne la version latine du nom paternel, nous apprend qu'Abbas lui-même était médecin. L'hérédité de la profession médicale était ordinaire dans le monde antique de la Grèce, où brilla l'art de guérir. La famille des Hippocrate avait entouré d'une nombreuse lignée de médecins celui qu'on appela plus tard le père de cette science. On retrouve la même coutume chez les arabes lorsqu'ils recueillirent le savoir de l'école d'Alesandrie et les écrits antiques soit las dans leur texte ou repris de traductions en syriaque. Les khalifes musulmans honorèrent les familles de médecins dont les membres joignaient à leurs connaissances spéciales toutes les branches du savoir de l'époque. Dans le livre intitulé: «les sources de l'histoire où sont contenues les différentes classes de médecins» œuvre de Moro affikaddin Ahmed ben Kasem Khazradji mort en 688, l'auteur parle d'une véritable dynastie de médecins, auteurs de travaux sur l'histoire naturelle, l'astronomie, le Pentateuque, etc. dont l'un s'éleva aux hautes fonctions de vizir28. Au VIIIe siècle, à la cour des khalifes de Bagdad, les   —412→   nestoriens Baldis chioah se firent connaitre comme théoriciens et praticiens dans l'art de guérir. Parmi les membres de cette famille, le savoir et les infortunes du célèbre Dschibrail, médecin favori de Haroun-al-Rashid, le correspondant de Charlemagne, devinrent pages d'histoire29. Il en fut de même en Espagne: les médecins arabes transmirent leur clientèle à leurs fils. Le célèbre Avenzohar, mort en 1162, avait eu son père comme professeur30.

Le médecin Abbas avoit ainsi dirigé vers sa profession les premières études de son fils Khalaf. A Cordoue, où naquit celui qui devait tant s'illustrer, les souverains protégèrent hautement ceux qui s'adonnaient à l'art de guérir. L'exercice de cette profession enrichissait. Dans l'un de ses écrits, qui a été traduit et imprimé31, Khalaf-ben-Abbas parle du haut prix dont on rétribuait, dans sa patrie; les opérations chirurgicales.

Le nom d'Abbas est trop fréquent dans le monde mahométan, pour que l'on puisse chercher une identification de personne, lorsqu'on le lit sans les accessoires généalogiques usités par les orientaux. Nous n'avons pu profiter des énonciations, évidemment très défigurées, d'une traduction latine d'un livre de Khalaf32 le disant: «ben Cherelsebin abes Acarini».

Cordoue, où, selon Casiri, est né Khalaf-ben-Abbas, conservait, au milieu du XIe siècle, les institutions qui avaient valu à cette capitale le titre glorieux de «nourrice des sciences.» A travers les vicissitudes et les désastres meurtriers qui avaient en cette ville pour théatre, Cordoue, déchue de sa suprématie politique sur les provinces auparavant régies par de simples «walis», gardait son ancienne splendeur. La magnificence dont l'avait parée Abd-er-Rhaman III éclipsait les plus belles cités de l'Europe contemporaine. La ville aux deux-cent-douze mille maisons, aux quatre-vingt-cinq mille boutiques, aux six-cents mosquées, dont l'une prodigieuse de grandeur et de luxe, aux neuf-cents établissements de bains publics, montrait, aves une junte fierté,   —413→   ses soixante-dix bibliothèques et les dix-sept grandes institutions d'instruction entre lesquelles avait brillé une école de médecine où vinrent étudier tant d'étrangers: maures, juifs, chrétiens; et dont les professeurs soignèrent de nombreux princes d'autres royaumes.

Al Hakem III, fils d'Abd-er-Rhaman, avait continué à favoriser cette prosperité de la cité splendide et scientifique. Il avait passé ses plus belles années à former une riche bibliothèque, réunissant, à grands frais, les livres les plus précieux de géographie, d'histoire, de généalogie. Ses nombreux agents, répandus en Syrie, à Bagdad, en Perse, achetaient, ou faisaient copier, tous les meilleurs ouvrages arabes. Le catalogue de la Bibliothèque de Meruan formait quarante-quatre volumes de cinquante feuillets chacun. Devenu souverain, al-Hakem choisit l'un de ses frères pour l'élever à la dignité de bibliothécaire; un autre reçut la direction des académies ou sociétés savantes que les hommes les plus célèbres de l'Orient avaient établies à Cordoue. Un riche habitant de cette ville y avait fondé une académie de quarante membres qui se réunissaient souvent durant les trois mois de l'hiver, dans une salle richement décorée et parfumée des plus précieuses essences. Après de longues discussions de littérature ou de science, le fondateur les conviait à une table splendide pour les délasser des travaux du jour.

Entr'autres communications, à ces réunions on lisait des vers. Les poésies d'une femme, Aischa-bent-Ahmedí, fille d'un haut personnage arabe, morte l'an 400 de l'hégire, avaient souvent provoqué les applaudissements des auditeurs. Une princesse royale, contemporaine de Khalaf, Valada, discutait avec les savants et fréquemment l'emporta par ses connaissances33.

L'agriculture et le commerce qui florissaient sous Al-Hakem III, apportaient un puissant secours aux études d'histoire naturelle. Grâce aux aqueducs construits pour l'irrigation des champs et des prairies, chaque province du khalifat arabe s'était couverte de plantations et de récoltes appropriées au sol et au climat. Les   —414→   plus riches arabes cultivaient eux-mêmes leurs jardins délicieux, embaumés de parfums aromatiques. On acclimata, autant que possible, toutes les richesses naturelles dont on avait reconnu l'utilité ou l'agrément dans la suite de la migration qui amena les sectateurs de Mahomet de l'Asie en Afrique puis en Europe. Ces détails, que nous lisons dans les historiens, nous expliquent l'introduction en Espagne, dès le XIe siècle, de tant de végétaux utiles, de plantes alimentaires et médicinales, l'aclimatation d'animaux nutritifs, dont la mention est faite dans le manuscrit qui nous a fait étudier son auteur et son œuvre. Malgré le renom scientifique de Cordoue et les soins que son souverain apportait à continuer cette gloire, lorsque naquit le fils d'Abbas l'exercice honoré et lucratif de la médecine ne comptait plus que de rares praticiens dignes du respect dont on les entourait et des bénéfices qu'ils encaissaient. On lit, dans l'un des livres de Khalaf34, des blâmes très sévères adressés aux médecins et surtout aux chirurgiens de sa patrie. Abbas avait déjà du déplorer la concurrente de rivaux indignes. En 1030, le sage ministre du dernier khalife omniade régissant Cordoue, chassa ignominieusement de nombreux charlatans qui pratiquaient l'art de guérir malgré leur ignorante. Le progrès des études sérieuses devenait difficile à cause des troubles politiques. Le riche cadi de Séville, Aboul-Cassem-Mohamed-aben-Abad, dont le nom, par une curieuse coincidence, reproduit la désignation paternelle et une indication de paternité analogue à l'appellation complète de Khalaf, venait d'usurper, par perfidie, le trône de Cordoue.

Le juste respect que nous gardons envers les textes analysés par le savant Casiri, nous oblige à reconnaître Cordoue comme lieu de naissance de Khalaf ben-Abbas. Une mention, en apparence contradictoire, du manuscrit de Liége, ajoute à son nom, les mots: de Baldac (Bagdad). Pour concilier cette divergence, nous avons conjecturé qu'Abbas envoya son fils étudier dans la ville d'où vient le «baldaquin»35. Divers passages des écrits de l'illustre chirurgien ont confirmé nettement cette hypothèse. Ainsi   —415→   s'explique pourquoi plusieurs écrivains avaient cru devoir faire un oriental du médecin espagnol; erreur constatée par la critique moderne, mais restée jusqu'ici insoluble.

Khalaf joignit dans l'un de ses ouvrages, traduit et recopié avec luxe à Cordoue au commencement du XVe siècle, la mention de Bagdad à son nom. Nous ne pouvions admettre une indication de patrie, en présence des textes que Casiri a relevés. Impossible de trouver Cordoue, ou une localité dépendante, dans l'expression Baldac. Un qualificatif tiré du nom de la demeure habituelle, fréquente pour terminer les vocatifs arabes, ne pouvait non plus être supposée: nous verrons bientôt que Khalaf porta un autre surnom topographique. II ne restait donc à admettre que l'auteur a voulu rappeler l'école scientifique à laquelle, comme beaucoup d'autres arabes de l'Espagne du moyen âge, il alla étudier et conquérir le veritable diplôme scientifique que l'on décernait alors, à Bagdad, aux médecins studieux et habiles dans leur pratique. Aussitôt que Bagdad eut été fondée, rapporte Abulfarag36, les arts de la paix s'établirent chez les Sarrazins. Haroun-al-Raschid développa toutes les institutions de son prédécesseur Almansour. Bagdad s'éleva à une supériorité qui la plaça au dessus de presque toutes les autres académies des états musulmans. Il serait superflu de rappeler les échanges d'objets ingénieux, de notions scientifiques, entre Haroun-al-Raschid et Charlemagne préoccupé du développement intellectuel de son vaste empire. Bagdad posséda un collège de médecins dont les directeurs étaient chargés d'examiner ceux qui se destinaient l'art de guérir. De vastes hôpitaux complétaient le haut enseignement. Des pharmacies publiques facilitaint l'étude des médicaments. L'anatomie seule, par suite de scrupules religieux, n'était point à la hauteur des autres branches de la science médicale. Les professeurs se bornaient à répéter les leçons dont Galien avait puisé les éléments dans l'école plus libre d'Alexandrie37. Cette infériorité n'était point spéciale au monde de   —416→   l'Islam. Les contrées chrétiennes exagéraient la répulsion pour l'étude anatomique du corps humain. Les conciles défendaient aux «clercs» l'exercice de la médecine, et surtout de la chirurgie. Aussi vit-on auprès des rois et des grands, chrétiens les moins tolérants, des «mires» (médecins) généralement mécréants, c'est-à-dire juifs ou mahometans. Charlemagne eut ainsi à son service un sectateur du Coran. C'est dans cette grande école de Bagdad qu'alla étudier Khalaf. Durant le siècle précédent, on y avait déjà reçu beaucoup d'étrangers, attirés par les savantes leçons de Rhazès (Mohamed-ebn-Secharjah-abou-Beker-Arrasi), directeur de l'hôpital de Bagdad puis de celui de Ray, auteur de l'ouvrage intitulé, Hhavi, cours complet de médecine. Le manuscrit de Liége nous dit que Khalaf cite le professeur de Bagdad parmi les savants dont il invoquait spécialement l'autorité.

Nous devons croire que Khalaf a mentionné Bagdad sur l'un de ses ouvrages en souvenir de la faculté qui l'avait diplômé; ainsi que font encore beaucoup de médecins de nos jours auprès de la signature de leurs ordonnances. Des mentions de son traité de chirurgie attestent sa présence dans l'hôpital de Bagdad. Citant une cure difficile, il parle38 de la visite d'un patient venant de l'Alzarach (Irak); fait admissible à propos d'une clinique à Bagdad, bien improbable si le praticien fut toujours resté en Espagne. Ailleurs39 à propos d'instruments de chirurgie, il insiste sur les dualités du fer des Indes, naturellement mieux connu sur les bords du Tigre que sur les rives du Guadalquivir. Les armes particulières des Turcs, sujet d'une autre observation40 demeuraient, au XIe siècle, engins peu connus des Espagnols; tandis que les soldats enrôlés par les maîtres de Bagdad comptaient grand nombre de représentants du peuple nomade et guerrier qui se préparait à subjuguer l'Orient.

Cette entreprise d'aller étudier en Asie à une époque où les voies de communication étaient lentes à parcourir, semble indiquer que le médecin Abbas possédait une fortune importante et   —417→   que son fils Khalaf était doué d'un esprit entreprenant, d'une grande ardeur pour le travail, de dispositions exceptionnelles, d'un jugement précoce l'éclairant sur le peu de ressources scientifiques que lui offrait alors Cordoue pour sa carrière médicale.

Malgré l'éloignement considérable séparant les deux capitales des khalifats de l'Occident et de l'Orient, les Islamites d'Espagne incités par leurs origines de race et de croyance, astreints, par devoir religieux, au pélérinage de la Mecque, conservaient des relations suivies avec les contrées lointaines où leurs souverains avaient longtemps demandé l'investiture. Des colonies de coréligionnaires asiatiques étaient fréquemment venues rejoindre en Espagne les descendants des Maures partis d'Afrique sous Thariq et Musa. La communauté de religion et de langue rattachait étroitement ces frères habitant des régions fort distantes. L'histoire des hommes dévoués à la science nous offre, à bien des reprises, des exemples de voyages hardis, accomplis à des époques où pareille entreprise réclamait un vrai courage, pour aller seulement puiser à une source d'instruction.

Les souverains de Cordoue, nous l'avons rappelé, envoyaient couramment chercher et copier des manuscrits en Asie. Savants et poëtes de l'Espagne mahométane partaient aussi pour visiter les pays d'où vint le soleil de leur civilisation, si fortement empreinte du caractère religieux. Sur la longue route que reliait les capitales des deux khalifats, des caravanserails marquaient les plus rudes étapes, et s'ouvraient aux fidèles croyants.

Les nombreuses observations de clinique que des détails induisent à faire dater de Bagdad; l'amour ardent de l'étude que, dans ses écrits, Khalaf essaye d'inspirer aux élèves auxquels il s'adresse; le renom de savoir théorique et pratique accordé par les pays les plus divers durant de longs siècles, presque jusques aux temps actuels, au célèbre Abulcasis; l'œuvre considérable qu'il écrivit au milieu de labeurs dont il dit l'importance absorbant la majeure partie de son temps; nous sont un sûr garant du travail considérable réalisé par Khalaf pendant ses études. II ne dût guère percevoir les bruits politiques qui annonçaient, en Asie, l'écroulement prochain de la puissance arabe. Il ne songea qu'à profiter   —418→   largement des ressources scientifiques dont le trésor s'ouvrait devant lui.

En rapprochant la date connue du décès de Khalaf [1122] de l'époque à laquelle il pratiqua en Espagne [1085] nous avons pu fixer, approximativement, la date de sa naissance et tracer les limites du temps durant lequel il étudia a Bagdad. Quand il vint de Cordoue, il n'était probablement point aussi jeune qu'Avicenne qui, avant sa seizième année d'âge, avait quitté Bokharah pour aller à Bagdad étudier la philosophie et la médecine sons le nestorien Abou-Sahel-Musichi.

Le fatalisme musulman ne pourrait cependant voir une prédestination funeste pour la carrière si bien remplie et illustrée par tant de gloire de Khalaf-ben-Abbas, né à Cordoue lorsque venait de se démembrer le khalifat d'Occident, et séjournant à Bagdad quand le grand khalifat d'Orient allait tomber des mains des Ghaznévides au pouvoir des Turcs.

A l'époque probable de l'arrivée de Khalaf sur les rives du Tigre, la mort de Togrul Beg [1060], petit-fils de Seldjouk, n'avait marqué qu'un court répit pour la puissance arabe qui allait s'effondrer en Asie comme en Egypte. Les institutions scientifiques de Bagdad no souffirent guère de ce cataclysme politique: elles persistaient radieuses alors que s'agitaient les futurs maîtres de l'islamisme en Asie; elles furent respectées et protégées lors de l'avènement des dominateurs turcs. Alp Arslan, puis Malek Schah, reçurent du faible abasside Kayem, le pouvoir réel avec les titres d'«emir-al-omra» puis d'«emir-al-moumenin». Ils laissèrent le grand ministre Nisam-al-Mouk, favoriser les établissements d'instruction de l'Asie-mineure, fonder des écoles et des académies dans plusieurs villes de la Perse, surtout développer celles de Bagdad qui devint le plus célèbre centre scientifique des pays régis par les sectateurs de l'islam.

Sous le règne du khalife Caiem-ben-Kadir, protecteur des sciences [1031-1075] rien n'entrava la verve studieuse de Khalaf. Il s'appliqua à s'assimiler le savoir de ses prédécesseurs, fondement sur, dit-il, de la science médicale; puis a le compléter par l'étude soutenue des observations de clinique dont il a consigné tant de remarques, devenues, plus tard, classiques.

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Entre les professeurs dont Khalaf reçut probablement des leçons à Bagdad, l'histoire de la médecine41 renseigne Jahiahben-Dschesla, médecin chrétien qui embrassa le mahométisme et nous a laissé, entr'autres ouvrages, une encyclopédie médicale réduite et tableaux. Khalaf s'en souvint en empruntant le titre de ce traité «tawoim». Ses études de matière médicale se basèrent sur le célèbre dispensaire rédigé par Abou'l-Hassem-Habbatolah-Ebn-Talmed, évêque et médecin du Khalife de Bagdad42, dont les formules étaient imposées comme règle aux apothicaires arabes, surveillés et tarifés par les officiers de l'État.

Après ses études théoriques et pratiques, Khalaf, quittant Bagdad pour rentrer en Espagne, avait dû recevoir le titre académique innové par les nestoriens du VIIIe siècle lorsqu'ils professaient dans la capitale du khalifat d'Orient. La première mention historique de pareil titre se rattache au nom de Hhonain-ebn-Izhac, traducteur arabe, des ouvrages d'Hippocrate, de Galien, de Pline, d'Alexandre d'Aphrodisie, de Ptolomée, de Paul d'Egine, et auteur lui-même d'un traité de médecine souvent cité par les écrivains musulmans43.

De retour à Cordoue, où il est dit établi en 1085, Khalaf se trouva à la tête d'une clientèle importante comptant, dit-il44, des princes et des ducs; peut-être des émirs et des scheicks, dont le traducteur aura transformé les titres; partageant son temps entre les devoirs nombreux de sa profession, une clinique où il admettait sans doute des élèves auxquels il s'adresse dans ses écrits; l'étude et la rédaction de ses nombreux ouvrages.

Il devint à son tour chef de famille. Son vocable complot contient la mention d'une paternité: père de Cassem, ou Abou-Kasem, qui fut transcrit de façons si diverses et lui fit donner le nom latinisé d'Abbucasis45, Abulcasis ou Albucasis46 devenu par la suite si connu et si glorifié.

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A l'exemple du fondateur du mahométisme, beaucoup d'arabes donnèrent à leur fils ainé le nom de Cassem (Kassem, Cacem) et mentionnèrent cette paternité en joignant à leur prenoms: Aboul-Cacem. Les copistes des œuvres de Khalaf, en firent successivement Abulcassem, Albullasem47 Aboulcasis, Abulcasis48, Albuchasis49, Albuchasim, Albuchasis, Albucasa50, puis Bulchasim51, Bulchasius.

Une dernière partie du nom de Khalaf, tel qu'il est fourni par les manuscrits arabes de l'Escurial le dit de Zahrah, ainsi que d'autres hommes célèbres auxquels le livre de Casiri confère pareille désignation topique. Bien que la résidence première de Zahrah (Medinet-az-Zahrah), soit en quelque sorte une dépendance de Cordoue, nous ne voyons dans cette mention géographique, non un lieu de naissance que contredirait Casiri, mais l'indication qu'à son retour en Espagne, le médecin diplômé de Bagdad fixa sa demeure habituelle dans la ville «de la fleur», création galante et fastueuse qu'avait fait édifier Abd-er-Rhaman III; qui devint le séjour favori des souverains et où fut même transferé l'établissement dans lequel se frappaient les monnaies.

Les descriptions de ce caprice monumental, créé en l'honneur de la sultane favorite nommée Zahrah Flor (fleur), et qui porta ce nom: Medine-al-Zahrah, ou selon le dialecte cordouan Medinet-az-Zahrah (la ville de la fleur), ont longtemps fait croire aux fictions de l'imagination orientale qui enfanta les visions des contes réunis dans la traduction des «mille et une nuits.» Durant ces dernières années, des fouilles sagaces, dirigées par Don Pedro de Madrazo, ont relevé les vestiges du palais arabe, chanté pour tous ses pompeux détails par les poëtes de l'époque, avec la richesse de leur emphase descriptive. La résidence opulente de Zahrah remontait à l'année 961 de notre ère. Ving-cinq ans, dit   —421→   la légende, virent se continuer les travaux qui coûtèrent la somme énorme de 96 millions. De même qu'on le vit à l'Alhambrah de Grenade, des jardins séparaient les ailes du fastueux palais. Des cours intérieures se succedaient, où pièces d'eau et fontaines étaient entourées de plantes odoriférantes si recherchées par les Maures d'Espagne. Le Musée provincial de Cordoue possède un cerf superbe, en bronze, qui orna l'une de ces fontaines52. Un cygne d'or, d'une exécution admirable, don de l'Empereur de Constantinople, sommait ailleurs une coupe de jaspe rempliée d'eau. On comptait douze cents colonnes de marbres d'Espagne, de Grèce, d'Italie. La salle d'audience était incrustée d'or et de pierreries. De toutes les fontaines jaillissaient des jets de vif-argent. Au dessus de l'entrée se dressait l'image de la belle Zahrah. Les bâtisses splendides étaient assez vastes pour loger toute la cour du Khalife et une garde de douze mille cavaliers. Toits dorés; pavés et murs de jaspe, ou de superbes stucs enluminés; charpentes tout en bois de cèdre, portes d'ébène et d'ivoire; conques de porphyre; tous les luxes avaient été réunis dans cette retraite de délices, à quelque distante des murs de la capitale.

En admirant encore aujourd'hui le faste architectonique et l'opulence élégante de la grande mosquée de Cordoue, bâtie de 786 à 796, où l'on ne compte pas moins de 650 colonnes en marbres divers, la plupart précieux, et le merveilleux maksucak aux parois châtoyantes de mosaïques comparables aux plus belles pierreries d'un écrin de sultane; en parcourant les splendides salles des palais que se construisirent, par une succession de travaux poursuivis durant tant de règnes, les rois de Grenade et les chefs musulmans de Séville; on croit aisément à la véracité des récits décrivant le palais de Medinet-az-Zahrah. Cette résidence dans la banlieue de Cordoue, où vint habiter Khalaf, sans doute attaché à la cour à titre professionel, parait avoir présenté une étonnante ressemblance avec le magnifique Alhambrah de Grenade, bâti de 1248 à 1348, et repris encore en sous-œuvre par une édification moins artistique dûe à l'Empereur Charles-Quint. Parmi les   —422→   détails relatifs au palais de «la fleur» qui semblent dépasser la vérité, la traduction fidèle et complète que Don Pascual de Gayangos a donnée des inscriptions tracés en élégants méandres d'or sur les murs étincelants du palais grenadin, nous expliquent des expressions poétiques mais véridiques. Là aussi colonnes et vasques d'albâtre s'appellent des blocs de perle; les jets d'eau, s'élançant de la fontaine des lions, égrénant leurs gouttelettes sous les rayons du soleil, sont décrits comme une éruption de vif-argent; les stucs coloriés et les faïences des murs, sont assimilés à la robe semée de pierreries et les joyaux du diadème des sultanes. Les poëtes de cour chantèrent à Grenade comme l'avaient fait leurs devanciers à la résidence du khalife de Cordoue: leurs vers expressifs paraient des mêmes termes les merveilles artistiques analogues qu'ils contemplaient.

La voluptueuse résidence de Zahrah a disparu, au point d'avoir laissé ignorer, jusqu'en ces derniers temps, la situation exacte du palais que vit encore l'archevêque Roderic de Tolède. On se trouvait cependant en présence d'assertions indiscutibles, en palpant les monnaies frappées aves indication de l'atelier monétaire de Medinet-az-Zahrah. Le khalife Hescham II passa toute sa vie à Zahrah au milieu d'un harem digne de Salomon; laissant le gouvernement de ses états a un sujet revêtu du titre de «hadjeb» (vice-roi), qui devait, comme les «maires du palais» d'Austrasie, exercer vaillamment le pouvoir en attendant qu'un descendant de ce ministre, s'assit sur le trône des souverains fainéauts. Soleiman-el-Mostain commença à dépouiller Zahrah de ses trésors mobiliers, et laissa piller, par ses Berbères, la résidence fastueuse. Mohamed II (Mostali B'illah) dépensa sa richesse et les lourds impôts qu'il fit peser sur les Cordouans, à rétablir les jardins et à réparer les constructions de Zahrah.

Aujourd'hui disparu, le séjour enchanteur n'a laissé que l'épave du Musée de Cordoue et quelques fragments de sculpture au Musée archéologique de Madrid. Lors que Khalaf vint s'y fixer, la résidente khalifale brillait de toute sa splendeur à deux lieues de Cordoue, dans une situation pittoresque, non loin du Guadalquivir, sous un climat bénin; le paysage grâcieux s'associait aux merveilles de l'art hispano-arabe.

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C'est à ce séjour que Khalaf dût son surnom d'«al Zahravi» (l'habitant de Zahrah). De même que pour ses autres noms, ce vocable a été estropié par les copistes. Le traduisant en latin, on écrivit dabord Alzaravius, puis Alzaharavius53, puis Azaragi54. Une agglutination fantaisiste de «ben-Abbas» avec «al-Zahravi», dicta ensuite Benabenazerin55 et Benabenacerin56.

Une controverse s'est cependant élevée entre les écrivains qui se sont occupés de l'histoire de la médecine à propos de l'identification de Khalaf-ben-Abbas aboul'-Cacem, l'Albucasis des écoles de médecine, avec l'auteur dont le livre nous est parvenu sous la signature, d'«al-Zahravi». On a prétendu à l'existence de deux savants différents; quoique Friend57 ait reconnu un seul médecin qu'il cite sous le nom complet d'«Aboul Cacem Chalaf Ebn Abbas el Zahravi».

Ce dédoublement ne peut-être admis en présence des renseignements que Casiri a extrait des manuscrits arabes de l'Escurial; dont plusieurs, tels que les ouvrages de Abu-Mohamed-Ali, et d'Ibn-Ali-Osaeba, relatent les vies des médecins arabes de la péninsule hispanique, au sujet des quels l'on conservait des traditions exactes. Il est aussi a remarquer que dans le volumineux traité général de médecine publié comme œuvre d'Al-Zahravi, on retrouve, sans aucune mention qui indique une citation ou décèle quelqu'interpolation d'ouvrage étranger, tout le traité de chirurgie qui a été imprimé plusieurs fois sous la signature d'Albucasis, et qui rapporte un si grand nombre de faits personnels, relatés toujours avec des formules telles que: j'ai vu..., j'ai soigné. Dans ce cours de chirurgie, œuvre indiscutée de Khalaf, l'auteur déclare aussi, à plusieurs reprises, que cet ouvrage est la troisième et dernière partie d'un travail complet, qu'il a écrit sur la science médicale58.

Il n'est donc point possible d'assimiler le livre d'Alzaravius a   —424→   une compilation analogue a celle du «Hhavi», dont certaines parties seulement sont l'œuvre du professeur de Bagdad auquel l'éditeur fait honneur de toutes les observations renseignées dans cet ouvrage; tandis que plusieurs d'entr'elles rapportent des noms postérieurs à la mort de Rhazes (Mohamed Ebn Secharjah Abou Beker Arrasi). Les ajoûtes annexées au travail du médecin originaire de Ray ne démontrent nullement qu'un Al-Zahravi, autre que Khalaf-ben-Abbas-abou'l-Cacem, aurait de même compilé; en copiant jusqu'aux mentions personnelles, le célèbre traité de chirurgie de ce dernier, pour le fondre dans son propre livre. M. Colmeiro a donc justement reconnu Khalaf-ben-Abbas-Aboul' Cacem, dans l'illustre médecin de Zahrah. Cette demeure dans la résidence du khalife indique des fonctions officielles et l'intimité du souverain alors régnant, protecteur des sciences et principalement du savoir médical.

Le savant et habile médecin de Zahrah demeura fidèle à la religion de l'Islam. Dans les écrits publiés sous le nom d'Albucasis nous lisons divers rappels à la loi du Coran59. De même que la plupart de ses coréligionaires il parle fréquemment de la divinité, rappelle les devoirs de l'homme envers Allah60. Son savoir et son dévoument au soulagement de ses semblables le mettaient en garde contre le fatalisme, exagération coupable d'une foi aveugle en la prédestination, cause d'inertie morale et de décadence chez les mahométans qui ont enlevé aux arabes la suprématie du monde oriental. Confiant en Dieu, Khalaf n'attendait point paresseusement les secours du ciel. Dans la relation d'une de ses cures, nous lisons des paroles qui font penser à la réponse, plus empreinte d'abnégation, que devait faire le médecin français Ambroise Paré: «je le soignay, Dieu le guarit». Le docteur arabe écrit61: «j'ai soigné un homme frappé d'un coup de couteau; avec l'aide de Dieu je le guéris, quoique la plupart des médecins eussent jugé sa blessure mortelle».

Partageant les idées de réserve des mahométans, Khalaf-ben   —425→   Abbas abou'l-Cacem enjoint aux femmes, jeunes filles ou mariées, de rester voilées devant tout homme, fut-il médecin62. Ses conseils d'obsétrique, dont un historien de la médecine63 constate l'infériorité vis-à-vis de ses autres préceptes, restaient destinés à des sage-femmes, se servant d'instruments construits d'après des modèles que la pratique personnelle no lui fit point perfectionner.

Khalaf blame énergiquement64 certaines opérations encore pratiquées de nos jours par les marchands d'esclaves destinés à la garde des harems. Ces pratiques coupables sont, dit-il, punies de l'excomunication par la loi religieuse, et défendues par la législation du khalifat d'Occident.

Aucun passage des nombreux écrits de Khalaf ne trahit un esprit d'intolérance trop reproché à tous les sectateurs de Mahomet; dont le livre sacré affirme65 que les musulmans, les juifs, les chrétiens et les sabéens, croyant en Dieu et au dernier jugement, en recevront la récompense, sans acception de leurs rîtes divers. Les islamites espagnols se montrèrent bienveillants pour les chrétiens jusqu'au jour où des proscriptions furent exercées contra eux au nom du catholicisme. L'école cordouane de médecine s'était toujours distinguée par ses idées larges au sujet des croyances: dans cette institution, fondée et protégée par les khalifes, un juif, Harun (Aaron) fils d'Izhac (Isaac) occupa, au Xe siècle, une chaire de professeur66.

Les soins de Khalaf ne restèrent donc point réservés exclusivement à ses coréligionaires. Lui même raconte67 avoir extrait heureusement, de la gorge d'un chrétien, un fer de flèche arabe, c'est-à-dire à ailerons. Le manuscrit de Liége nous apprend de même qu'il étudia et recommenda des aliments et des boissons défendues aux islamites.

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D'autres mentions, non moins formelles, dans le traité de chirurgie de Khalaf-ben-Abbas-abou'l-Cacem, nous prouvent que le savant théoricien pratiqua la médecine dans sa patrie, et que, comme chirurgien, il tenta fréquemment de hardies opérations; ainsi que le rapportent les historiens arabes dont Casiri a relevé les assertions.

Sa clientèle, nous dit Khalaf, absorbait la majeure partie de son temps68. Comptant parmi ses malades des gens de diverses religions, il avait à soigner des princes69, des ducs70 dont il raconte les cures difficiles. Le nombre des observations notées démontre l'importance de sa carrière médicale.

En divers endroits de ses ouvrages, nous lisons ses recherches laborieuses dans les écrits des anciens auteurs qu'il compulsait71; l'observation méthodique du malade, de sa constitution, de son âge, des conditions extérieures72, d'après laquelle il fondait son diagnostic toujours scrupuleux. Aussi sa réputation devint-elle rapidement grande. On l'appelait pour contrôler les consultations données par les autres médecins de Cordoue73. Il suivait de près les phases de la maladie de ses patients74, s'intéressait même aux cures auxquelles il ne prenait point part75. Il importe, écrit-il, de déterminer dabord l'affection, puis de rechercher sa cause.

Malgré une allégation très nette76, et bien que Khalaf lui-même nous parle77 d'un prince qu'il soigna durant quatre mois, il semble difficile d'admettre que le praticien de Medinet-az-Zahrah ait débarassé le roi détroné de Léon, Sanchez, de l'hydropisie ou de l'excès d'embompoint qui fit nommer ce souverain   —427→   Sanche-le-gros. Le monarque chrétien qui, pour profiter du talent des médecins moresques de Cordoue, reçut l'hospitalité d'Abd-er-Rhaman et fut soigné dans le palais du khalife, ne put profiter alors du talent de Khalaf. Les historiens rapportent, en effet, que c'est en 961 de notre ère que mourut Abd-er-Rhaman; on ne peut donc faire honneur de la cure radicale dont l'ancien souverain de Léon fut redevable à la science mahométane, au célèbre Abulcasis qui décéda l'an 1122 et naquit aux environs de la moitié du XIIe siècle chrétien.

Quelque grand que fut le savoir médical possédé par Khalaf, les opérations chirurgicales qu'il accomplit dans sa patrie où, écrit-il78, les opérateurs du temps se montraient fort peu habiles, devinrent son plus brillant titre de gloire. Non seulement les écrivains arabes vantèrent l'adroit praticien, mais cette notoriété supérieure se répandit à toutes les écoles de médecine, fit rechercher les publications dans lesquelles on comptait recevoir les leçons de l'illustre chirurgien. A travers les siècles, même loin de l'Espagne, les livres de Khalaf furent étudiés presque jusqu'à nos jours79. Les écrivains postérieurs le dirent le modèle des chirurgiens80.

Les circonstances au sein desquelles il se révéla à Cordoue, en face de confrères dont il opérait et guérissait les malades lors d'accidents jugés incurables, traitant un grand nombre de cas fort différents81 dont il a noté les plus rares, apportant sans cesse des instruments nouveaux et des méthodes inconnues, alors qu'on avait négligé l'étude théorique et la pratique rationnelle pour un vil empirisme, nous expliquent cette supériorité incontestée dont les historiens de la médecine répètent unanimement le souvenir.

Quoiqu'il restat fidèle à l'école de Galien, Khalaf, devançant   —428→   son époque, prôna hautement la nécessité des connaisances anatomiques, indispensable au chirurgien.

Sans pouvoir répéter le récit de tant d'opérations judicieuses et hardies dont il a renseigné l'observation, nous devons croire qu'une pratique constante compléta ces cures exceptionelles. Les règles qu'il trace nous indiquent la façon dont l'habile opérateur exerça la profession qui illustra son nom. On ne doit jamais, dit le chirurgien du XIe siècle, recourrir aux instruments que lorsqu'il est évident que les remèdes restent impuissants à guérir le mal dont souffre le patient82. En aucune circonstance il ne faut tenter des cas désespérés: une opération chirurgicale n'est admissible que lorsque la science médicale, l'état du malade offrent des chances sérieuses de réussite83. Si le médecin n'a reconnu clairement la nature du mal, n'en a déterminé la vraie cause, s'il reste le moindre doute dans sa conscience, c'est un crime que d'essayer une opération qui peut mettre en péril la vie ou la santé de l'un de ses semblables, quelle que soit l'importance du lucre qu'elle garantit au chirurgien84.

Mais lors que Khalaf avait reconnu le mal par un diagnostic raisonné, que le rapprochement des théories enseignées par les meilleurs auteurs85 et les observations de clinique86 indiquaient avec certitude la cause de l'affection douloureuse contre laquelle tous les remèdes connus demeuraient inefficaces, il se remémorait scrupuleusement la région anatomique dans laquelle il allait opérer. Constatant des chances de succès, il tenait soigneusement compte de l'état pathologique du malade, de sa constitution, de son âge, examinait les conditions actuelles de l'atmosphère et des autres agens extérieurs87, et le chirurgien de Zahrah ouvrait sa trousse bien fournie dont il a décrit les principaux instruments88. Souvent, dit-il89, l'opération à faire requérait l'invention   —429→   d'un engin nouveau: il le faisait alors construire, d'après ses données, pour ce cas spécial.

La sage prudente dont Khalaf entourait la décision des opérations chirurgicales n'avait d'égale que la sureté de main avec laquelle il accomplissait les cures si hardies dont il a noté les plus extraordinaires.

Quelques unes de ces opérations demeurent encore, malgré les progrès prodigieux des applications modernes de la science à la confection des instruments chirurgicaux, les plus difficiles à effectuer.

L'opération terminée, le médecin reparait, avec sa connaissance des remèdes propres à achever et à hâter la guérison complète90. Les règles posées par le savant praticien arabe insistent minutieusement sur le régime spécial qu'il faisait observer au malade après chaque opération91, ici reparaissent ses études diatétiques, ses observations sagaces d'hygiène dont nous aurons à noter quelques traits à propos du manuscrit conservé à Liége, résumé de leçons sur cette matière.

Les combats fréquents, qu'à cette époque contemporaine du Cid, se livraient Maures et Chrétiens d'Espagne, le passage victorieux du roi de Castille Alphonse-le-brave par Cordoue et Medinet-az-Zahrah, l'invasion guerrière des almoravides qui s'emparèrent de l'ancienne capitale du khalifat (1091), la révolte des habitants contre la garnison du prince Ali-ben-Ioussouf, nous expliquent les nombreuses blessures d'armes de guerre que soigna Khalaf. Il nous cite, parmi les cures qu'il opéra, des hommes frappés de coups de couteau, un autre dont une lance avait grièvement perforé l'abdomen, des extractions multiples de fers de flèche de différents modèles, implantés dans les régions les plus délicates du corps humain.

Divers passages des écrits de Khalaf nous apprennent qu'il professa et admit des élèves à sa clinique. La vignette initiale du manuscrit de Liége, pouvait le représenter dans le costume des professeurs. En commençant un livre (III) de son traité de chirurgie,   —430→   il s'adresse chaleureusement à ses auditeurs qu'il qualifie de «ses fils» pour le exhorter au labeur.

La grande école de médecine de Cordoue allait, au milieu du cataclysme politique subi par la puissance musulmane en Espagne, avoir pour rivale triomphante l'école de Salerne. Constantinus Africanus rétablit, au XIe siècle, cette «ville des médecins» (civitas hippocratia), et dans la cité résidence de Roger Guiscard, florit l'institution scientifique qui devint la pépinière des facultés de médecine de l'Europe.

Si nous no possédons point la date exacte de la naissance de Khalaf, les manuscrits arabes de l'Escurial nous apprennent qu'il mourut l'an 500 de l'hégire, soit l'année 1122 de l'ère chrétienne. La mort le trouva à Cordoue, ajoute l'auteur analysé par Casiri; ce qui pouvait s'entendre de Medinet-az-Zahrah, résidence princière dépendant de la capitale dont elle n'était guère éloignée.

Ainsi s'éteignait la vie si bien remplie d'un homme dont toute l'existence avait été dévouée à la science et à un labeur incessant: carrière jalonnée par tant de services rendus à l'humanité souffrante. Honoré et glorieux, Khalaf-ben-Abbas descendit dans la tombe regretté des siens et de ceux dont il avait guéri les maux, estimé de tous, des plus puissants aux plus humbles. Il léguait à sa patrie, des élèves formés par ses savantes et judicieuses leçons; à la postérité il laissait d'importants ouvrages, qu'il nous reste à indiquer sommairement.



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