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ArribaAbajoBibliographie

Les livres imprimés qui portent le nom, plus au moins défiguré, d'Abou'l-Cacem Khalaf-ben-Abbas-el-Zahrahvi, ne comprennent point toute l'œuvre scientifique et littéraire du médecin arabe. Il avait écrit, nous dit Casiri, un traité complot, à la fois théorique et pratique, de toute la médecine. C'est ce que rapporte Abu-Mohamed-Ali, dans son histoire des médecins espagnols.

L'œuvre écrite de Khalaf embrassait donc toute la science médicale. Dans le traité de chirurgie, publié sous le nom d'Albucasis, l'auteur fait allusion à des autres parties de son vaste travail   —431→   rédigé: exposé des maladies et des remèdes propres à chacune d'elles92, indication des causes des maladies, leur signes apparents, le traitement médical93; vrai cours de thérapeutique, nous savons en outre, par la lecture de ceux de ses écrits qui nous sont parvenus, que durant toute sa carrière, le praticien notait les cas intéressants dont il avait connaissance.

Les divisions en usage dans les écoles de son temps répartissaient les livres nombreux, formant le traité complet de médecine, en trois parties. La première traitait de la physiologie générale et de la pathologie, la seconde de la thérapeutique, la troisième de la chirurgie.

L'ensemble composait le traité entier, dont Abu-Mohamed-Ali vante l'importance en le déclarant, le plus complet qui ait jamais été écrit jusqu'à l'époque de cet historien.

On n'édita premièrement qu'une faible partie de cet ouvrage, traduite en latin. Khalaf avait composé, sous un titre que l'on rendit par «le livre du serviteur» (liber servitoris), un résumé de pharmacie élémentaire s'occupant des simples, du mode de les employer, de leurs propriétés curatives. D'après un énoncé du titre, cette pharmacopée usuelle formait le vingt-huitième de l'œuvre de l'auteur.

On sait que les arabes, profitant des connaissances en chimie recueillies à Alexandrie, donnèrent une valeur scientifique aux études pharmacologiques demeurées antérieurement purement empiriques. Dans les origines de la médecine, la chirurgie et la pharmaceutique ne formaient qu'un seul art. Hippocrate préparait et portait lui-même ses médicaments. Téophraste écrivit sur ce sujet. Galien qui l'a tant célébré et grandi, tenait une officine à Rome.

Il était donc naturel qu'on se préoccupat dabord des remèdes usités par le célèbre chirurgien de Cordoue. Le médecin et chapelain du pape Nicolas IV, Simon de Gènes, qui pratiquait la médecine à Rome, s'appliquait à traduire des livres arabes, en s'aidant du concours d'un juif de Tortose nommé Abraham94.   —432→   Parmi ces ouvrages figure la pharmacopée d'Abou'l-Cacem-khalaf-ben-Abbas, traitant des médicaments simples.

Le copiste du manuscrit arabe contenant ce fragment, détaché de l'œuvre de Khalaf, lut mal le nom de l'auteur. Voyant, Abou'l-Cacem, il s'arrêta à cette partie du vocable. Eut-il sous les yeux un texte déjà tronqué, ou pensa-t-il ne supprimer que l'article arabe dont le pléonasme a passé dans tant de langues95, il renseigna l'écrivain sous le nom de «Bulchasus». L'autre partie de la dénomination «ben-Abbas» (fils d'abbas) devint «Benabe» et se compléta par la finale «nazerin» au lieu de la designation de l'habitat: el Zahrahvi. Le livre traduit fut imprimé à Venise, en 1471, chez l'éditeur Jenson. Il a pour titre, ainsi que l'ont relevé MM. Brunet et Colmeiro:

«Incipit liber servitoris liber XXVIII Bulchasi Benabenazerin, translatus a Simoe Januesi interprete Abraä judeo tortuosiese.

Venetiis á Nicolau Jesu Gallieu MCCCCLXXI.»



Une autre édition, in-folio, parut à Naples en l478, sous le titre:

«Liber XXVIII servitoris Bulchasim ben Cherelsebin abes acarini translatus a Simone januensi interpretatione Abraham judei tortuosiensis96



Une troisième édition, encore in-folio, fut donnée à Venise, en 149197.

L'ouvrage revint en Espagne, où il fut traduit en espagnol, et publié, en 1516, à Valladolid98 sous ce titre:

«El servidor, libro veinte y ocho de Albuchasis Benabenazeren traslado del arabigo en latin por Simon Genoves... agora nuevamente traslado del latin en lengua vulgar castellana por Rodríguez de Tudela (Alonzo). Valladolid por Brocar 1516» (8oo 50 ff. 6 tab)».



La version espagnole avait rétabli la première partie du nom   —433→   de l'auteur telle qu'on le citait dans les écoles de médecine de son pays.

Une autre partie de l'œuvre littéraire d'Abou'l-Cassem-Khalaf-ben-Abbas-el-Zahravi, traitant de la médecine, fut aussi traduite en latin par P. Ricius, et imprimée, l'an 1519, à Augsbourg99. Elle parut sous le titre:

«Libri theorici nec non practici Alzaharavi. Aug. Vind. 1519. in-folio».

La célébrité dont jouit si longtemps le régénérateur a Cordoue de l'art de la chirurgie, fit traduire, aussi en latin, et publier, le traité dans lequel Abou'l-Cassem-Khalaf-ben-Abbas avait consigné son système et relaté les cures qu'il jugeait les plus dignes d'être rapportées. C'était la troisième et dernière partie de l'œuvre du savant arabe. Telle que nous la connaissons, elle est divisée en trois livres.

Casiri mentione une édition de 1532, qu'il semble dire avoir été éditée dans la même ville que le traité de médecine, c'est-à-dire à Augsbourg. Nous n'avons pu consulter cette édition; mais nous avons étudié le même ouvrage dans une édition de Bâle, portant la date postérieure de 1541. Le titre est:

«Methodus medendi certa, clara et brevis, pleraque quæ ad medicinæ partes omnes, precipue que ad chirurgiam requiruntur libris III exponens. Cum instrumentis ad omnes fere morbos utiliter et grafixw=j depictis auctore Albucase. Basileæ per Henr. Petrum 1541, in-folio.»

L'ouvrage original, écrit en arabe, a été réédité à Oxford, en 1778, avec une traduction latine100 d'après un manuscrit retrouvé en Angleterre. Cette publication porte comme titre:

«Albucasis. De chirurgia. ed. arab. et lat. Channing. Oxon. 1778 (in 4.º)»

Ces trois traités forment tout ce qui a été imprimé des œuvres originales d'Abou'l-Cacem-Khalaf-ben-Abbas de Zahrab.

Outre les copies des textes arabes qui se répandirent, et probablement de traductions dans la langue savante du temps, le   —434→   latin, qui n'ont point eu l'honneur d'être imprimées, ou qui restent inconnues aux bibliophiles; de larges emprunts furent faits à l'œuvre écrite du savant praticien de Zahrah. Vers 1250, Roger de Parme apporta en France les doctrines d'Abou'l-Cassem-Khalaf, que le monde savant connaissait sous le nom d'Alboukasis. Cet auteur écrivit une «Practica chirurgia» dénotant une entente habile du sujet101. Ce n'était en réalité qu'un emprunt au traité spécial du chirurgien de Medinet-az-Zahrah102, ainsi que l'ont constaté les écrivains spéciaux : Eloy103, Portal104, Quesnay105, Kurt Sprengel106.

Le célèbre médecin de la duchesse de Milan, Blanche Marie de Visconti, Jean Mathieu Ferrari, connu sous le nom de Mathieu de Gradibus, popularisa en Europe les études de Khalaf107.

Si le nom de l'auteur cité «ne différait trop considérablement des vocables employés pour désigner l'Albucasis des écoles de médecine, nous serions porté à voir une adaptation d'une partie de l'œuvre de Khalaf dans un livre curieux, publié, sans indication de lieu ni de date, mais que le caractère de l'impression fait attribuer, par les bibliophiles, à une époque antérieure de près de deux siècles à celle du médecin célèbre Ulysse Aldovrandi. Il s'agit de l'ouvrage intitulé: «le livre de maître Aldebrandin pour la santé du corps garder et de chaque membre, pour soi garder et conserver en santé, composé à la Requête du Roi de France (s. l. n. d.)-vers 1475-in folio gothique108.» C'est probablement un traité de diatétique ou d'hygiène, analogue au manuscrit de Liége que nous avons reconnu comme œuvre d'Abou'l-Cacem-Khalaf-ben-Abbas, de Medinet-az-Zahrah.



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ArribaAbajoLe manuscrit de Liége

La partie de l'œuvre littéraire d'Abou'l-Cacem-Khalaf-ben-Abbas qui forme le sujet du manuscrit conservé à Liége, est un résumé, traduit en latin, d'une diatétique, portion de la thérapeutique qui, selon les anciennes divisions de la médecine, devait suivre la pathologie à laquelle notre auteur fait, plusieurs fois, allusion dans son traité de chirurgie. Sa pharmacopée, intitulée «le livre du serviteurs» venait ensuite; puis le traité de chirurgie complétait l'ensemble du travail scientifique.

L'incorrection du copiste du XVe siècle, se trahissant en quelques endroits, se complique probablement des erreurs commises par le traducteur qui a fait passer ce livre de l'arabe au latin. Ces traductions furent toujours très inexactes, nous dit M. Kurt Sprengel109; leurs fautes expliquent les fausses idées que l'on se forme ordinairement sur la médecine arabe.

Le dessinateur, de grand talent, qui a illustré le manuscrit, montre, sur la page de titre, l'auteur présentant son livre ouvert. C'est sur ce livre que l'on voit écrit: «Albullasem de Baldac filius Habdi medici composuit hoc librum». Nous avons expliqué ce texte. Revenant à l'illustration du XVe siècle, on voit l'auteur assis dans une chaire haute, dont la partie arrière forme bibliothèque. Le bas du siège est, de même, un coffre dans lequel sont amoncelés des volumes à fermoirs. Des livres encore chargent une table haute posée devant le professeur, de laquelle se rabat un «scriptionnal» ou pupitre. Plus avant, une «roë», a compartiments inférieurs formant bibliothèque, à tablette chargée de livres, de parchemins à demi-déroulés et d'un flacons. Du haut du cône central se dresse une longue tige potencée à l'extremité de laquelle une lanterne est appendue. L'auteur est figuré par un homme à la chevelure ondoyante, coiffé d'une calotte. Son costume, assez difficile à préciser, se compose d'une dalmatique, boutonnée sur l'épaule droite, barbelée. La large manche du bras   —436→   de la robe laisse passer une manche serrée dont l'avant-bras est étroitement boutonné. C'est, probablement un «corset» sous un «surcôt», recouvert en outre de la dalmatique que portaient les clercs professant.

En dessous de cette vignette au trait, paraissent des annotations écrites du caractère employé dans le reste du manuscrit dont elles font partie. Cette espèce de courte préface à une certaine importante. Elle nous a aidé à caractériser l'œuvre et à faire reconnaître l'identité de son auteur. On lit dabord: «Hic nominatur omia nomina poetaru posita in libro hoc et designata p, unam primam literam ipius nominis hic». (Ici sont énumérés les noms de tous les poëtes (sic) cités dans ce livre, designés par la lettre initiale de leur nom.) Un texte analogue, indiquant les médecins latins dont on reproduisait les écrits, figure de même au bas de la préface d'un ancien recueil imprimé110. Remarquons d'abord que le traducteur du manuscrit de Liége a rendu par «poëtes» le mot arabe signifiant, sans nul doute, «écrivains».

La nomenclature qui suit, reste difficile à préciser complètement, par suite de la mutilation considérable des noms cités, dont on ne donne que quelques lettres. Elle nous paraît une suite d'auteurs ayant écrit sur la médecine, à l'autorité desquels se réfère Khalaf; et non seulement de «poëtes», quoique les historiens de la science médicale mentionnent des poëmes didactiques de Marcellus de Sida, de Serenus Sanmiacus, de Rufus d'Ephèse, et que plusieurs continuateurs arabes de ces études aient parfois écrit de même façon111.

Voici, telle que nous l'avons lue, cette énumération, avec les abbréviations annoncées:

Ypo. p. v grecu Teo p. T Mu. p. mu
Ga p. G. Io p. io Io p. mu
Ru p. ru Ma p. ma Isa p. is
Ava p. a Ve p. ve Albu p. al
Pa p. P. Schi. p. cshi
Ori p. O Ra p. ra
  —437→  

La troisième colonne restant incomplète, l'ordre parait faire se succéder les noms d'abord superposés; puis ainsi de suite.

La première indication ayant déjà fort abrégé les dénominations, il reste difficile de déterminer tous les noms avec certitude. Il était cependant intéressant de relever les autorités reconnues par notre auteur. Nous nous sommes appliqué, en consultant les historiens de la médecine, et en tenant compte de la nature du livre que précède cette énumération d'écrivains, de les reconnaître et de déchiffrer la liste assez énigmatique.

Aucun doute ne peut s'élever quant au premier nom «Ipo» que l'on dit vouloir abréger par un ypsilon grec, Hippocrate, le «père de la médecine» devait figurer en tête de tout travail sur cette science, écrit durant le moyen âge, surtout par un arabe.

En dessous de ce nom fameux qui synthétise une famille illustre de médecins de la Grande Grèce éclipsée dans le renom du fils d'Héraclide112, parait «Ga» qui ne peut être que Galien, presqu'aussi réputé; l'érudit Claude Galien de Pergame113.

«Ru», qui vient après les deux grands chefs de l'école, indique certainement Rufas d'Ephèse, l'anatomiste contemporain de Trajan, l'auteur du célèbre traité intitulé «Hiera», et, entr'autres ouvrages, d'un poëme en vers hexamètres sur l'efficacité de certaines plantes114.

Il devient difficile de déterminer l'auteur indiqué par «Ava» que le rédacteur du livre arabe disait vouloir citer par l'initiale de son nom «A». Si l'on pouvait admettre une erreur du copiste, et qu'il fut permis de croire à «Ana», ou songerait à Dioscoride, souvent désigné par un surnom topique «Anazarbin», si répandu dans les écoles de médecine de l'Espagne. Dioscoride, dont on a discuté si Pline avait copié plus d'un passage, a écrit un traité complet de matière médicale qui resta classique durant dix-sept siècles. Les médecins arabes firent de cet ouvrage leur manuel. De nombreux manuscrits de Dioscoride ont été retrouvés en   —438→   Espagne. Cet écrit resta, chez les Maures, l'idôle de la botanique et de la matière médicale115.

Le nom du célèbre Avicenne, mort vers l'époque où naquit Khalaf-ben-Abbas, pourrait aussi être indiqué; quoique sa place auprès de médecins antiques contredise pareille hypothèse. Il est vrai qu'Avicenne jouit de suite d'un renom éclatant116; et que son «Canon», avant d'avoir été traduit en hébreu, puis en latin, était demeuré un vrai manuel des médecins arabes. Le «sucre candi» cité dans notre manuscrit, avait été precónisé par Avicenne.

L'auteur suivant «Pa» désigné par P., ne peut être que Paul d'Egine, célèbre praticien et accoucheur, dont les remarques d'obsétrique, recueillies à Alexandrie, demeurèrent préceptes révérés par les arabes117.

«Ori» qui vient après, est Oribase (de Pergame ou de Sardes) médecin de Julien l'Apostat et auteur d'un célèbre traité sur les fractures et les luxations118. «Teo» peut indiquer Theophanus Nonnus qui mourut en 917119 auteur de l'«Epitome de curatione morborum» dont le texte grec, avec traduction latine, a encore été réédité à Gotha en 1794-1795. On pourrait aussi voir ici Théophile Philarètte, le commentateur de Galien et de Rufus120; ou Théophraste, auquel Pline emprunta tant de d'étails de botanique.

«Io» peut rappeler Jean d'Alexandrie (Joannes) commentateur d'Hippocrate121; dont l'ouvrage a été imprimé122.

Il serait plus rationnel de retrouver ici mention de Hhonaïn-ben-Izhah, le traducteur en arabe des écrits des médecins grecs, auteur d'un traité qui fut publié sous le nom de «Iohannite» et que Friend123 dit cité dans la chirurgie d'Albuchasis.

  —439→  

«Ma» peut être Æmilius Macer auteur du livre «de virtutibus herbarum». L'abbréviation trop écourtée permettrait aussi de lire Marinus, le restaurateur de l'anatomie selon ce que dit Galien124.

«Ve» ne peut correspondre qu'à Vegèce, le docte vétérinaire qui eut l'honneur des études des hippiatres grecs125, et trouva tant de continuateurs parmi les écrivains arabes de l'Espagne126.

«Schi» s'explique difficilement. Il pourrait désigner Sérapion-le-jeune, qui vivait à la fin du Xe siècle127, el que Khalaf cite dans sa chirurgie. On peut aussi croire à Dschibraïl, le médecin favori d'Haroun-al-Raschid, dont les écrits ne nous sont point parvenus, mais que Khalaf dut entendre citer et louer lors qu'il étudiait à Bagdad.

«Ra» ne peut être que Rhazès, dit Rasis de son surnom topique. Il s'appelait Mohamed-ebn-Secharzab-abou-Belzer-arrasi. Il fut le plus célèbre professeur de médecine de Bagdad. Abulfarag, dans son Histoire dynastique, dit que l'on venait, de tous pays, écouter ses leçons. Il dirigea l'hôpital de Bagdad, puis celui de Ray, la ville dont il porta le nom.

«Mu» rapelle Musa, l'affranchi d'Auguste que l'empereur et le sénat de Rome firent chevalier et auquel une statue en bronze fut érigée dans le temple d'Esculape128. Ce médecin écrivit longuement sur la préparation des médicaments et sur l'utilité de quelques compositions qui, désignées sous son nom, jouirent long-temps d'une grande faveur. On pourrait aussi voir mention de Musa-ben-Jasser, professeur d'Ali-ben-Abbas qui composa le livre «Al-meleky-y» dédié à l'émir de Bagdad; ou Musa-ben-Imbrahin Hhodaith qui traduisit en arabe le traité en syriaque de Jahiah-ebn-Serapion, intitulé «Khannah»129.

«Io», que notre auteur précise cette fois par l'abbréviation qu'il dit vouloir employer «Ila», correspond sans doute à Iollas, botaniste   —440→   qui, à l'instar de Dioscoride et de Niger, se consacra à décrire les plantes et leurs vertus curatives.

«Isa» nous parait indiquer Izhak (Isaac)-ben-Soliman, auteur du meilleur traité sur la diatétique. Il est cité par Sérapion-le-jeune. L'ouvrage, écrit en arabe130, a été traduit en hébreu sous le titre «Sapher esmesarum», puis en latin. Il a été publié à Bâle, en 1570, sous ce titre «Isaaci fil. Salomonis liber de diætis universalibus et particularibus», ed. Posthei.

Le dernier nom «Albu» qui clôt la liste, nous parait se référer à l'auteur lui-même Khalaf-ben-Abbas-abou'l-Cacem, dit Albucasis131. Sur notre manuscrit il se nomme cependant Albullasem. On pourrait, avec une allitération analogue, lire Albupharagius et trouver ici la mention de Abulpharagius.

Nous n'avons pu nous aider, pour la détermination des autorités dont la liste figure sur la page de titre, des citations annoncées. Nous aurions pu, de cette façon, posséder des indices utiles pour résoudre certains doutes. Sur tous les feuillets du manuscrit, compulsés au recto et au verso, nous n'avons trouvé aucune des abbréviations indiquées au titre. Une seule autorité est, une seule fois, invoquée dans le texte: celle de Galien dont le nom est écrit en entier (p. 24) à propos d'un sirop acidulé de citron.

L'énumération si complète des autorités qui n'ont point servi dans le manuscrit de Liége, parait avoir été dressé pour l'œuvre complète de l'auteur. Elle aurait été tracée au début d'un texte intégral, ou serait devenue une répétition habituelle de l'introduction de chacune des sections écrites par le même médecin. On pourrait aussi supposer que le résumé de Liége, si bref dans son texte, n'est que le commencement d'un ouvrage plus développé, une sorte de série d'intitulés de chapitres à expliquer. Nous sommes certain cependant de posséder un tout. Il n'y a point eu de commencement détaché accidentellement, comme on le déplore pour maints manuscrits. Sur la première feuille, inaugurant la série des aliments dûs au règne végétal, et parlant à l'avers de la figue, au revers du raisin, les quatre rubriques   —441→   placées au bas de la vignette, les mêmes qui vont se répéter uniformément presque jusqu'à la fin de l'ouvrage, sont écrites tout au long: «natura, juvamentum, nocumentum, remedio nocumenti»; tandis qu'après ce feuillet elles ne paraissent plus qu'en initiales: «N, J, N, N, R».

De même la dernière page n'a plus rien d'écrit au verso; ce qui prouve que le manuscrit est complet. Les quatre dernières pages, traitant de sujets dont la place rationnelle semble antérieure, sont une sorte d'«erratum» ajouté à l'ouvrage terminé.

Une dernière note, de la main du copiste du manuscrit, dit encore, au bas du feuillet de titre: «nota q. medicina facit naracione de quatuor «gdibs» 1.2.3.4. et non plus».

Sur chacune des pages, traitant un sujet distinct, l'auteur, fidèle à la doctrine de Galien, explique, en effet, la rubrique «natura» par les rapports aves les éléments. Nous avons relevé, avant tout chiffre, les initiales: «F, C, G, H.» faciles à reconnaître pour dire: «frigidum, calidum, siccum, humidum.» Ce rapport avec les éléments: air, feu, terre, eau; remonte aux origines de la médecine scientifique; c'est-à-dire, aux temps de la Grèce antique. Empédocle passe pour avoir innové cette doctrine qui devint la théorie médicale jusqu'au XVIIIe siècle. Des dix oppositions de Pythagore, Empédocle n'admettait que deux: froid et chaud, sec et humide; correspondant aux quatre éléments de la nature132. Galien dit ensuite que le mélange des quatre éléments constitue les qualités secondaires qui frappent les sens133. La santé consiste dans un équilibre parfait de tous les éléments «c'est l'état dans lequel le corps est exempt de douleurs et exécute, sans obstacle, ses fonctions habituelles.» Cet état de santé devint l'objet des théories médicales des philosophes grecs sur les fonctions humaines. Ainsi se créa la science de l'hygiène.

Dans le traité de chirurgie qui porte le nom d'Albucasis comme auteur et que l'on a reconnu pour une œuvre d'Abou'l-Cacem-Khalaf-ben-Abbas-al-Zahravi, nous voyons de même134 les maladies,   —442→   réparties selon les théories d'Empédocle et de Galien, qualitées de froides, chaudes, sèches, humides: suite de l'excès de l'un des quatre principes.

Pour doser, en quelque sorte, les qualités élémentaires des choses dont il va s'occuper, et mesurer leur influence sur ces moteurs de la santé, notre auteur, suivant toujours la théorie de Galien, côte en chiffres, de un à quatre, le degré de ceux de ces éléments dont il forme sa description de la «nature» de chaque sujet étudié. Le copiste du XVe siècle emploie, à cette fin, les chiffres dits arabes, que la science moderne a fait reconnaître comme d'origine indoue. Sur le manuscrit de Liége les chiffres romains ne paraissent qu'une seule fois (page 137), à propos des heures de sommeil que l'auteur fixe à huit: de deux heures après à deux heures avant la seconde partie du jour; sort de huit heures du soir à quatre heures du matin.

Après les annotations préliminaires l'auteur aborde son vaste sujet si complexe; étudiant chaque chose dont il parle, quant à sa nature élémentaire; puis indiquant, toujours aussi succintement, son utilité, ses dangers, le remède contre les dangers.

C'est le système que nous retrouvons employé par Khalaf-ben-Abbas dans des passages nombreux de ses autres ouvrages; remarque qui confirme notre attribution du manuscrit. Dans le traité de chirurgie dont la rédaction n'est pas contestée au praticien Cordouan, nous lisons135, à propos du cautère: d'abord en quoi il est utile (juvamentum), puis comment il peut nuire (nocumentum). Une maladie appelée «soda» à laquelle l'auteur du manuscrit de Liége fait plusieurs fois allusion explicite (pp. 17, 22, 30, 31, 47, 125), est de même citée dans le traité de chirurgie136. La médecine arabe désignait sous ce nom une céphalégie sévissant sur chaque temps, si cruelle que le patient suppose qu'on lui fend la tête. Iahiah-ben-Serapion la décrit dans son «Hannach»137.

  —443→  

L'Albullassem de Baldac est donc bien l'Albucasis des écoles, ou mieux Abou'l-Cacem-Khalaf-ben-Abbas-al-Zalhravi.

Les sujets traités successivement dans le manuscrit de Liége sont ceux dont s'occupait la diatétique ou hygiène. Il fut naturel aux premiers médecins, écrit M. Littré138, et entr'autres à Hippocrate, de comprendre et de noter d'abord la grande et universelle influence des agents du monde extérieur: climats, saisons, genre de vie, alimentation, toutes ces influences furent signalées à grands traits. L'ancienne médecine qui appelait, fort improprement, les causes agissant sur la santé «choses non naturelles» les classait en six groupes: 1º l'air, 2º le vêtement, 3º les aliments et les boissons, 4º le mouvement et le repos, 5º le sommeil et la veille, 6º les affections de l'âme.

Examinant tous ces sujets, notre auteur se conforme à l'ordre adopté par les écoles de médecine. Il étudie méthodiquement toute la matière de l'hygiène. Les aliments, suivis des boissons, no prennent pas moins de 123 pages. Viennent ensuite les différentes actions du corps et les perceptions du cerveau [126-142], enfin les choses extérieures, vêtements [143, 144], eaux [145-150], habitation [151-153], vents [154-157], saisons [158-161], climats [162-165].

Une page, sans doute copiée en dehors de sa vraie place, sur le verso d'un feuillet [70] parle de l'air épidémique à la suite du pain de millet [69]. Nous croyons qu'elle doit précéder les vents [154-158], d'autant plus que le copiste la rappelle [154]. De même, quatre végétaux qui terminent le manuscrit [166-169]: le trèfle, le genévrier, les champignons, la cannelle, nous ont paru des ommissions à replacer auprès des sujets analogues. Le trèfle [166] dont on mêlait le suc au miel pour les ulcères des yeux; le genévrier [167], diurétique que l'auteur dit stomachique à arôme calmant les douleurs de poitrine, doivent se replacer parmi les plantes à feuilles utilisées [15-29]; probablement le trèfle après le maroube [27], le genévrier après la violette [23] pectoral émolient. Les champignons [168], dont l'auteur dit les vénéneux empoisonnés   —444→   par un terrain d'humidité putride auprès des cavernes hantées par des animaux venimeux ou les arbres mortifères, ont leur place marquée après les truffes [40].

La cannelle [169], vantée comme purgatif léger, peut venir entre la sauge [29] qui clôt la liste des plantes à feuilles utilisées, et la mandragore [30] qui ouvre la série des racines médicinales.

Avec ces légères restitutions, on suit facilement le plan méthodique de l'auteur, qui fait se succéder des groupes de sujets analogues, et a réussi à disposer systématiquement les choses si diverses dont s'occupe l'hygiène.

Dans la suite des aliments dont il note les qualités premières, sorte d'analyse médicale, puis dont il indique l'utilité, les dangers, le remède contre ces inconvénients, l'auteur se conforme à peu-près à l'ordre classique que nous trouvons dans l'Histoire naturelle de Pline et qui s'imposait encore à la Diatétique du XVIIe siècle139, on le même plan est reproduit en omettant seulement certains produits étrangers.

D'abord paraissent les fruits comestibles [1-17] du pays où écrivait l'auteur, figue, raisin, pêche, prune, poire, grenade douce, grenade acide, limon, pomme douce, pomme aigre, abricôt, mure, nèfle, cerise acide, cerise douce, amande douce et amande amère, framboise. Les plantes de jardin cultivées pour l'utilité de leurs feuilles, de leurs fleurs, de leurs racines, viennent ensuite [16-34]: basilic jaune, basilic à grandes fleurs, moutarde, lis, violette, persil, coriandre, rue, lin, maroube, absinthe, sauge. Nous replaçons dans cette catégorie le trèfle [166] le genévrier [167] la cannelle [169]. Succèdent: mandragore, panais, aunée, guimauve. Après viennent les légumes à fruits comestibles [34-42] courge, pastèque, cougourde, melon, concombre et citrouille, câpres; suivis des truffes (champignons), anis. Les racines comestibles donnent le fenouil, les raves, les patiences, les navets [43-46]. Les graines légumineuses font se succéder [46-52]: pois chiche, fève, pois, haricôt, lentille, lupin. Après la soupe de pois chiches fêves et lait doux [52], l'auteur examine les céréales [53-60]: froment, seigle, orge, riz, épeautre, avoiné, millet, mil à grappes, et leurs   —445→   préparations culinaires amidon, farine de blé, bouillie de froment, galette de blé, bouillie d'orge, pain de semoule, pain pétri, pain sans levain, pain de mil. Nous sautons l'air épidémique [70] que nous croyons page copiée ici par erreur [70]. Après les aliments d'origine végétale on arrive à ceux fournis par les animaux [71-81] lait doux, lait aigre, crème, beurre, fromage frais, fromage vieux (répété par erreur du copiste à 77 et 79), caillebote, œufs de poule, œufs d'autruche; enfin les viandes [82-89]: ovine, caprine, chair de veau, viande bovine et de chameau, porcine, chair de gazelle, viande de verrat, chair de lièvre. Les principales préparations culinaires suivent [90-97]: galantine, saucisse fraiche, saucisson salé, viande salée et sechée, tripes, graisse, rognons, foies; puis la volaille et le gibier à plume [98-108], poules, pigeonnaux, ramiers, grues, faisans, perdrix, cailles, poulets, paons, canards et oies, cannetons. Examinant les boissons [109-114] l'auteur parle de l'huile, du moût, du vin, du vin à bouquet, du vin paille, et du vinaigre. Les comestibles péchés dans les eaux [115-121] lui donnent les poissons marinés, les poissons salés, les lamproies, les écrevisses, les anguilles. Viennent ensuite les édulcorants [121-125]: le sucre, le candi, la camomille, le miel, les roses. S'occupant, après les aliments, de l'homme lui-même, l'auteur traite des influences morales [126-129], de la danse, de la joie, de la pudeur, de la colère; puis des incidents de la vie physique [130-142]: ivresse, mouvement, repos, veille, copulation, vomissement, sommeil, récits de veillée, rèves, exercice modéré, équitation, escrime, chasse. Passant aux agents extérieurs, il parle de ceux qui touchent de plus près; le vêtement [143, 144]: linges de corps, habits de laine. S'occupant des eaux [145-150], il traite de l'eau de source, de l'eau de pluie, de la neige et de la glace, du bain, de l'eau tiédie, de l'eau de mer. L'habitation est envisagée à son tour [151-153]: demeure de campagne, maison, habitation malsaine. Après un examen de l'air épidémique [71] deplacé par erreur du copiste, les vents sont passés en revue [154-157]: vent du nord, vent d'ouest, vent d'est; puis les saisons [158-161]: printemps, été, automne, hiver; et enfin les climats [162-165]: région septemtrionale, région méridionale, région orientale, région occidentale.

  —446→  

C'est après cette étude si complète et si bien ordonnancée que succèdent les quatre articles additionnels que nous croyons déplacés [166-169] traitant du trèfle, du genévrier, des champignons, de la cannelle, dont les rubriques ne sont donnés qu'incomplètement. Ces sujets doivent être remis auprès de leurs similaires selon la méthode et le plan systématique de l'auteur.

L'erreur du scribe qui a écrit Albullassem pour Abulcasem, l'omission de la page traitant de l'amande amère dont on ne trouve que le titre au bas de l'article amande douce, tandis qu'au contraire des pages successives parlent des deux espaces analogues de grenade [6 et 7], de pomme [9 et 10], de cerise [14 et 15]; la répétition à la page 79 de l'article «caseus vetus» dejà traité à la page 77; le déplacement évident de la page 70 (air épidémique); l'erratum incomplet, mis à la fin du livre, de quatre articles dont la place est certainement autre; de nombreuses fautes de cas et de genre; nous ont induit à croire que nous avions sous les yeux la première version latine du livre arabe de Khalaf abou'l-Casem. Comme on peut dater cette copie, on n'aurait donc traduit cet ouvrage qu'aux environs de l'année 1415, date probable des illustrations et de la paléographie. C'est aussi, à peu près, l'époque à laquelle les chrétiens d'Espagne, dont le latin demeurait la langue savante, commencèrent à connaître et à traduire les livres scientifiques des arabes140.

L'hypothèse d'une première copie de la version latine, expliquerait aussi les nombreuses fautes d'orthographe latine que nous retrouvons auprès des abbréviations et qui sont contredites par d'autres leçons correctes des mêmes mots répétés sur d'autres pages. Ainsi des consonnes sont accidentellement redoublées; la linguale l surtout: «salle» [52, 65, 82], salli [12, 98], sallati [118], mellones [35], frangibille [62], olleo [35, 39], olleis [89], fasolli [49], melancollie [51], sollus [81]. «Ailleurs le scribe double des labiales:» fabba [48], sinappi [87]. Des fortes remplacent les douces: «cucurpita [34]». Parfois un p est inséré entre deux consonnes: «sompnus [30], sompno [132, 137]». La lettre f est substituée   —447→   à ph: «rafanus [41], fasolli [49], philosofie [130]». L'aspirée h parait erronément au commencement des mots à voyelle initiale: «hodorifera [126], hunctuoso [110]», ainsi qu'après le c dur: «circha [60], persicha [3], panichum [61], lactucharium [113]». Ailleurs elle est fautivement supprimée: «edorum [56], ortulanum [24, 43], ordeum [56], ordi [72], inabitatione [128]». Parmi les sifflantes z est prodigué au lieu de s: «zucharo [9, 66], zuchari [35], dulzia [9, 10], inzihidi [35]»; le z vient même où se met un g: «Zinzebre [86]».

Cette orthographe fantaisite révèle un copiste d'origine andalouse. L'étude des illustrations du manuscrit, nous a même amené à croire que le volume conservé à Liége, a été executé dans le pays où l'auteur avait composé, au XIe siècle, le texte original de l'ouvrage dont nous avons la traduction en latin, copiée aux environs de l'année 1415 de l'ère chrétienne.




ArribaAbajo La vie au XIe siècle chez les Maures d'Espagne

D'intéressants détails consignés dans le traité d'hygiène rédigé par Khalaf, nous fournissent des indications sur le mode de vie journalière et les usages des arabes d'Espagne, à l'époque ou écrivait l'auteur, soit vers le milieu du XIe siècle de l'ère chrétienne. Malgré le petit nombre de faits, cités incidemment, on est surpris du luxe qui se déployait alors dans le khalifat de Cordoue. Rien n'est plus curieux que la liste des ressources recherchées mises au service des festins d'apparat et des repas usuels.

Comme on allait le voir dans toute l'Europe civilisée, la chasse était le plaisir favori des hommes opulents. Ils forçaient le lièvre à la course [39], attaquaient et abattaient le sanglier [142]. Certaine peinture de l'Alhambrah de Grenade, étudiée dans le grand ouvrage de M. de Laborde141, offre encore la réprésentation de cette dernière chasse. Le gibier à plume était pris à l'aide du faucon [101], ce coopérateur intelligent des cavaliers arabes, qui   —448→   devint l'oiseau dressé, si hautement prisé par les seigneurs de la chevalerie chrétienne142.

L'équitation était largement pratiquée [140]: Khalaf reccommande cet exercice comme provoquant une transpiration salutaire: ainsi se protégeait-on, dit-il, contre le diabète [23].

Les poëtes arabes chantèrent les plaisirs de la chasse et de l'équitation. Le cordouan Joseph-ben-Haroun-ar-Ramadi, le plus célèbre de sa ville, contemporain de Khalaf, avait rédigé un poëme sur ces exercices salutaires143. A ces sports élégants ne se bornait point la gymnastique hygiénique du temps et du pays. On s'exerçait à l'escrime [142], afin de fortifier le corps. Les gens de condition modeste s'ébattaient à danser au son de la musique [127], se délassaient de leurs labeurs en écoutant les récits de veillée [137]. Les ablutions prescrites par le rite musulman avaient mis les bains en faveur: bains froids de rivière, bains de mer, bains d'eau tiédie, sont préconisés par Khalaf. On sait la splendeur des établissements arabes de bains, succédant aux traditions architectoniques des thermes romains. Aux seules personnes atteintes de maladies cutanées le bain est déclaré nuisible. Bienfaisants sont réputés les bains pour quiconque habitait une demeure chaude, sous le soufle du midi [155], même une maison exposée au nord [156], soit en toute saison; quitte à prendre la précaution de bien se couvrir en sortant de l'eau. On se baignait après tous les exercices corporels avant de se livrer au sommeil [142]. Selon la mode antique, le bain était toujours suivi d'onctions [143]. Durant les bains de mer il était recommandé de se mouvoir [151], afin d'éviter le prurit de la peau excitée par le sel marin.

Le vêtement se composait déjà de linge de corps [143] et d'habits de laine pour les quels l'auteur conseille de préférer les tissus des Flandres [144].

Les nombreux articles relatifs aux aliments nous apprennent la variété de plats figurant sur les tables des Maures de Cordoue   —449→   au XIe siècle; devançant en ressources et en apparât, le luxe qui durant les deux siècles suivants, s'étala dans les états de la chrétienté aux jours brillants de la chevalerie. Parmi les quadrupèdes dont la chair était débitée par les bouchers de Cordoue, on trouve: béliers et brebis, boucs et chèvres, veaux, vaches, charnelles, porcs, verrats châtrés, gazelles, lièvres.

Il est curieux de constater que le médecin arabe n'élève aucune objection contre l'alimentation au moyen de la viande de porc, défendue par les prescriptions islamites. Cette mention, destinée peut-être seulement à sa clientèle chrétienne, avait un précédent dans le traité de diatétique d'un juif espagnol, Isaac-ben-Soliman, mort en 990, qui, malgré la loi de Moïse, déclare cette chair un aliment très sain.

Notre auteur enseigne, de même, qu'elle est fort nourrissante; et que si elle fatigue parfois l'estomac, il suffit de l'assaisonner de moutarde préparée [87]. Pour la chair des verrats châtrés d'une digestion facile [88], dit-il tout inconvénient est écarté en joignant à cette nourriture du suc de fruits.

En dépeçant les viandes, on réservait, pour les repas et divers usages, les tripes, la graisse, les rognons, les foies, surtout de provenance porcine. Des volailles élevées, et du gibier à plume, on mangeait: poules, poulets, pigeons, ramiers, grues, faisans, perdrix, cailles, paons, oies, canards, cannetons; et même passereaux [71].

Poissons frais, marinés, salés; homards et écrevisses; lamproies et anguilles; variaient les comestibles d'origine animale.

Outre les viandes et les poissons, on utilisait pour la table les œufs de poule qu'on accomodait au jus de citron; et les gros œufs des autruches domestiquées ainsi qu'on le voit de nos jours au Cap et en Algérie. On les préparait au sel en les aromatisant de marjolaine.

Les laitages entraient pour une large part dans la nourriture: crême [75], lait doux [73], petit lait [74], caillebotte [79] que l'on mélangeait de miel, beurre [76] principalement de lait de brebis, fromage mou [77] pour accompagner les noix et les amandes, fromage sec [78] servi entre les divers plats en guise d'appéritif.

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Les préparations culinaires sont indiquées par des galantines, entre les quelles on recherchait celles de pigeonnaux. On préparait aussi des bouillies de gruau [66], ou d'orge [67], des soupes de pois chiches et lentilles cuits dans le lait.

Les céréales fournissaient des pains de diverses espèces: pain de fleur très blanche [67], pain pétri [68], pain sans levain [69], pain de farine de millet [70] encore si répandu en Egypte où l'on cultive le «dourah», et tout récemment si prôné par les hygiénistes allemands.

Les jardins légumiers du khalifat de Cordoue produissaient un contingent abondant de plantes potagères. Le cuisinier en recevait les courges sucrées [34], les pastèques [35], des concourges [36], des melons [37], concombres et citrouilles [38], plus des capres, des truffes, des champignons, de l'anis, du fenouil, des laitues [17], des chicorées escaroles [17], du pourpier [18], de la blette [51].

Parmi les racines utiles, déjà nombreuses, l'auteur cite la fameuse mandragore [30], sujet de la célèbre comédie de Machiavel, et objet de tant de superstitions à cause de son analogie éloignée avec une figure humaine. Le parfum de la mandragore, dit Khalaf, calme le douloureux soda. On emploie cette racine à cicatriser les sections de la peau. Il ne faut manger ce légume qu'avec des fruits, car il énerve les sens et agit comme un puissant narcotique. Le panais [31] est un aphrodisiaque; mais de digestion pénible et qu'il importe, pour cela, de cuire longuement. L'aunée [32] est réconfortant mais présente le danger de dessécher la poitrine et de provoquer la cephalégie; il faut prevenir cette influence funeste par l'addition de coriandres confits. La guimauve [33] est toujours bienfesante aux voies respiratoires et précieuse pour la dentition.

Au dessert paraissaient, figues, raisins, pêches, prunes, poires, grenades de deux genres, limons, pommes de deux catégories, abricôts, mures, nèfles, cerises acides et douces, amandes des deux espèces, framboises.

Les historiens de la botanique144 fixent vers l'an 1.000 l'introduction   —451→   en Espagne des arbres à citrons acides: les arabes les apportèrent de Sicile. Les fruits doux de la même famille ne seraient venus que plus tard; bien que le mythe hellénique du «jardin des Hespérides» et des fruits dorés qui y murissaient, semble indiquer que les navigateurs de la Grèce antique ont trouvé l'orange dans la péninsule européenne que baignent à la fois la Méditerranée et l'Océan. Le premier pied d'oranger que l'on vit en France avait été semé l'an 1421, à Pampelune alors capitale du royaume de Navarre. Outre les fruits traités en des articles séparés, notre auteur fait encore mention des oranges [125], des caroubes [26], des dattes confites [8], des noix [77], des noisettes [71].

Les boissons étudiées par Khalaf, étaient aussi nombreuses et variées. On buvait de l'eau glacée [148] qu'il conseille d'absorber modérément afin de prévenir la toux venant déranger l'aide digestif.

Quoique l'auteur que nous avons reconnu, restat toujours fidèle observateur des préceptes du Coran, sa tolérance ne s'arrête point devant la proscription des boisons fermentées, édictée par Mahomet. Les vins de l'Andalousie, qu'un scrupule religieux avait porté le grand khalife al-Hakem à essayer de détruire, lorsque, malgré l'avis des hygiénistes de son temps, il fit extirper les deux tiers des belles vignes de son kalifat d'Occident, sont recommandés par Khalaf dans diverses cures. Il étudie le vin en détail: parle du moût [111], du vin à boire modérément [112], du vin odoriférant [113], remède contre l'ophtalmie, du vin citrin ou paille [114] dont le meilleur est le vin d'une belle coleur dorée, à bouquet parfumé. Il recommande ce vin contre l'abus des fruits, pêches [3], pommes acides [10], cerises douces [15], amandes [16], melons sucrés [37]. Outre son rôle curatif il conseille le vin comme accompagnement nécessaire des plats de galantine, de pigeonnaux [91], de ramiers [110], de poissons frais [116], de poissons salés [118]. Le pain de mil réclame aussi du vin [70], et avec l'usage du pain azime il faut même boire du vin vieux [69]. Notre médecin va jusqu'à préconiser l'ivrese, sujet de l'une de ses études [131], qu'il déclare utile contre les douleurs graves, quitte à la soigner ensuite par les réconfortants cérébraux, au besoin par   —452→   les vomitifs; bien que, plus sévère que Celse145, il dise le vomissement dangereux pour la tête et la poitrine et nécessitant que l'on bande les yeux [136].

On buvait donc du vin dans le khalifat de Cordoue, à l'époque de Khalaf; et outre tant de produits des vignes si variées du pays146, on préparait des jus d'autres fruits, comme on le fait, de nos jours, dans la froide Angleterre. Khalaf nous parle ainsi d'un vin de Grenade, boisson à préférer en mangeant des cailles [105].

Du vin on faisait aussi le vinaigre [115], usité soit comme remède, soit comme une boisson en l'étendant d'eau et en l'édulcorant de sucre, avec les aliments gras [96], les lupins [52], les pigeons [116] dont le goût fade se relevait de coriandre. On confisait les câpres au vinaigre [59] et outre les condiments, on l'employait encore pour préparer les sinapismes [20].

L'huile, que l'auteur précise en la disant huile d'olive, parait aussi bien des fois. La culture de l'olivier fut décrite au XIIe siècle par le sévillan Ibn-el-Awan dans son «livre de l'agriculture», dont une traduction par Clément Millet, a été rééditée à Paris en 1864. Bon nombre d'auteurs arabes, dont Casiri a succintement analysé les ouvrages, se sont occupés de l'arbre qui donne la baie si utile.

Notre auteur parle de l'huile employée en friction pour resserrer les pores de la peau au sortir du bain, au retour de la chasse [143], après tout exercice même le plus léger [140]. Comme usage culinaire il la conseille abondante avec les rognons gras [97], la prescrit avec du sel comme assaisonnement du foie de sanglier, la dit employée avec les écrevisses [120], le riz au lait [57], les truffes [30], les haricôts [49], les concombres et les citrouilles [38]. Les épices paraissent plus largement dans l'écrit de Khalaf, que dans les ouvrages du moyen âge des pays chrétiens, même dans le célèbre «ménagier de Paris.» Le sel était sans doute abondant chez les Cordouans. Les cuisiniers y préparaient les truffes avec sel, poivre, huile et miel [60]. On salait les fèves dont l'origan   —453→   relevait la saveur [48]. De même sel et vinaigre rendaient les lupins moins fades. Les œufs, les foies, s'accomodaient de cette façon [82, 93]. On salait la farine de blé destinée à la panification [65].

Le poivre semblait nécessaire aux viandes de bœuf et de chameau [86], on en mettait beaucoup dans les plats de tripes aromatisées de plantes odoriférantes [95]. D'autres épices, telles que le gingembre [86], l'anis [41], les graines de pavot blanc [46], la cannelle [170] servaient en cuisine; comme l'oignon [96], la moutarde [20] et le basilic (ocymum basilicum) dont Khalaf cite, parmi les assaisonnements aromatiques, le basilic citronné [18], originaire de Ceylan, et le basilic à grande fleur [19] provenant d'Afrique.

Le sucre, indiqué peut-être par le mot «sansuccum» [12], et certainement par «zucharum» objet d'une étude spéciale [122], n'était plus le «tabaschir» si souvent cité par les arabes, suc qui sort des nœuds du bambou et qui, peu à peu acquiert de la consistance147. Les arabes avaient reçu des marchands de la côte de Gazerat, le vrai «miel de roseau» appelé dans la langue du pais: sachari. Ils introduisirent la canne à sucre en Barbarie, en Grèce, en Sicile148. Blanc et clair, dit Khalaf, le sucre était réduit en poudre, afin que l'on en prit des pincées pour activer la digestion de légumes [36], de la farine, de froment [63], de la bouillie d'orge [66]. On en édulcorait une boisson d'eau vinaigrée [115]. L'auteur connaissait le sucre candi [123] qu'il dit devoir être léger et bien transparent; aliment favorable aux poumons. Il parle aussi du sucre rosat, qu'il conseille avec les prunes [4] et les pommes douces [9], dont ont faisait des gargarismes pour soigner les gencives et les dents [72].

Le miel était usité à-peu-près comme le sucre. Khalaf engage à en manger avec les grenades acides [7], les concombres et les citrouilles [38], les truffes [30]. L'abus du miel était combattu par les oranges [125]. On préparait aussi du «miel rosat» pour calmer   —454→   le système nerveux [9]. Aux plantes cultivées pour leur parfums aromatiques, si chers aux Maures qui rassemblaient dans leurs jardins d'Espagne fleurs et feuilles odoriférantes, se joignaient les herbes médicinales dont Khalaf étudie les propriétés sanitaires: lis [21], violette [22], rue, basilics, absinthe, sauge [29] mandragore, anis [41], fenouil [42], genévrier [168], camomille [126], rose [126] dont l'huile esentielle distillée (attar-ghul) fut connue, dès 946, aux fêtes impériales de Byzance149 et devint d'un usage si répandu chez les Orientaux. Les parfums abondaient dans le monde élégant de Cordoue.

Les préparations qui ont gardé, de la langue arabe, le nom de «sirops» (schirab) paraissent souvent dans le traité d'hygiène de Khalaf. Un sirop acidulé et les mures, combattent dit-il [1] la distention d'intestins provoquée par l'abus des figues; le sirop acide de citron calme le cœur excité par l'abus de la coriandre dont un drachme suffit pour enlever l'aigreur du sang.

La résine qui conserve aussi son nom arabe de camphre (kafour), lui était connue. Il la cite à propos des lis [21] et des roses, [126], comme calmant le soda, cette céphalégie aigüe où les douleurs lancinantes font croire que le crâne, secoué sur les tempes, va se rompre.




ArribaLa vie au XVe siècle à Cordoue

Le texte de notre manuscrit nous fait connaître des détails sur la vie des gens qui habitaient Cordoue au XVe siècle; les vignettes si intéressantes qui illustrent la traduction latine, nous révèlent, à leur tour, les habitudes, les plaisirs, le costume, des différentes classes sociales, au commencement du XVe siècle si glorieux pour l'Espagne, si mémorable pour l'histoire de la civilisation.

Toutes ces vignettes occupent la plus grande partie de chaque page. L'imagination pittoresque du dessinateur s'affirme puissante. Sans s'écarter du sujet, il montre une foule de scènes animées   —455→   et variées. Tantôt l'action se passe en plein air, sur une place publique, dans une jardin; ailleurs il nous introduit dans une maison, une hotellerie, une boutique, une chaumière, un cellier. On peut reconnaître l'observation d'un pays accidenté, une ville où se pressent de riches monuments, des hauteurs sommés d'un majestueux donjon.

Ces intéressantes vignettes offrent un tableau complet de la vie des gens des diverses classes sociales, dans la patrie du dessinateur, au temps où il acheva son œuvre, soit vers 1415.

Le pays est clairement indiqué. C'est la région pittoresque des environs de Cordoue avec ses tours seigneuriales couronnant les monts, parmi lesquelles une répétition fréquente montre le château d'Almodovar où le roi Don Pèdre enfermait ses trésors. La ville, ceinte de murailles à créneaux arabes, que le dessinateur a esquissée plusieurs fois, est Cordoue, l'ancienne capitale du khalifat d'Occident, reprise aux infidèles par le roi Saint-Ferdinand.

Tous les personnages sont chrétiens: à peine parait-il, dans une planche symbolique [164], un homme coiffé d'une sorte de turban a haute pointe cônique. Nous n'indiquerons en détail que les premiers sujets, pour prouver le talent du dessinateur.

1. La «récolte des figues» fournit le type de la série de sujets consacrés aux fruits et aux plantes. Les fruits, sujet de l'étude, l'arbre qui les porte, quelques végétaux croissant au pied, sont lavés en couleurs, précisant avec beaucoup d'exactitude l'objet principal de l'image. Pour animer le tableau, le dessinateur a figuré, au trait, une scène animée, dans laquelle on reconnait une main franche et hardie, un sentiment artistique et réaliste, et surtout un rare talent de grouper les personnages, de les poser dans des attitudes variées, faisant tout converger vers le sujet énoncé par l'inscription du haut de la page. Dans l'arbre est grimpé un jeune homme dont les pieds posent sur les branches maîtresses et qui se soutient encore de la main gauche. Il tend un panier, plein d'une abondante récolte, à l'aide d'un bâton accroché à l'anse du panier. Une autre corbeille, vidée, déssinée au bas de l'arbre, nous montre la baguette à crochet dont le bout est lié á l'anse du panier qui se suspend aisément. Une femme reçoit la récolte du jeune jardinier. Vêtue d'un robe à jupe longue, au corsage   —456→   trés décolleté, dont les manches assez larges tranchent par leur semis sur l'uni de la jupe, cette femme parte les cheveux courts ou enroulés autour de la tête. Une autre personne, agenouillée de l'autre côté du figuier et plus en avant, reçoit aussi des figues tombant de l'arbre. Le costume est semblable, hormis un collier de perles posé sur le cou, fort dégagé par le décoletage du corsage. Les cheveux sont peut-être sous une coiffe ornementée ou enserrée dans une résille. En arrière de la femme agenouillée, une jeune fille, à robe ample montante et cette fois unie aussi bien au corsage qu'à la jupe, essaye de cueillir une figue à l'aide d'un cornet placé au haut d'un bâton qu'elle élève des deux mains. Sous un fil orné de perles, formant une sorte de couronne, les cheveux de la jeune fille tombent en longue traîne sur le dos.

2. La cueillette du «raisin» groupe une scène animée de vendange. Deux femmes et deux jeunes jardiniers sont les acteurs. Une femme est assise, l'autre agenouillée auprès d'une hotte cilindrique: les deux jeunes femmes semblent en égréner les grappes. Les costumes sont les mêmes qu'à la planche précédente. La femme posée au premier plan porte la robe longue à jupe unie, a corsage décoletté, dont la taille courte et les manches sont ouvragées. De tresses enroulées autour du front, semblent serrées d'une bandelette et peut-être d'une résille massant les cheveux. De même pour l'autre dame, vêtue d'une robe toute unie, à manches assez larges, à taille courte très décolettée. Un rang de perles formant diadème encadre la figure. Des deux jeunes garçons, l'un, à blouse large formant de nombreux plis qu'étreint une ceinture étroite autour de la taille, s'est couronné de pampres et porte une grappe de beau raisin. L'autre est aussi habillé de la blouse, qui paraît être d'éttoffe légère, bouffant à la ceinture, à plis nombreux sur la jupe. Tous deux sont étroitement chaussés de braies à pied.

3. Un seigneur assis sur un escabeau choisit dans la corbeille de pêches que lui présente une femme agenouillée au pied de l'arbre. Tous deux ont, sur la tête, un fil de perles enserrant la chevelure dont des bouclettes passent, en couronne, en dehors de cet ornement. Le seigneur porte au menton fine barbiche pointue. Sur son surcôt à manches larges, d'étoffe ouvragée, très bombé   —457→   sur la poitrine, à courte jupe barbelée au bas, serré à la taille par une étroite ceinture, se déroule un capuchon en aumusse rabattu sur le dos dont le court camail enserre le cou. Le haut-de-chausse, très collant, se termine par de longues poulaines. La femme, a la longue jupe unie, le corsage ouvragé à larges manches, très décolettée, que nous avons déja décrit et que nous recontrons sur beaucoup de vignettes de notre manuscrit.

4. Au pied d'un autre arbre une haute et vaste corbeille sur pied contient la récolte des «prunes». Deux jeunes filles offrent des fruits gris dans une plus petite corbeille, à une dame qui agrée leur présent. Les deux jeunes filles, celle qui tend la corbeille, celle qui, les bras croisés, l'accompagne, sont vêtues de robes assez longues, unies, fort décolettées, sans ceinture. Leurs cheveux, crépelés, retombent en masse sur le dos, paraissant un peu serrés, avant de se développer en houppe finale. Les manches sont aisées sans être très larges. S'il y a quelqu'ornement de tête autre que des bandelettes; ce serait, pour l'une du moins, un fil de perlés. La dame porte la jupe longue, unie, sous laquelle on voit passer de longues poulaines. Le corsage court, à manches faciles, est très décoletté, et l'étoffe en est ornementée. Sur le dos, un capuchon en aumusse rabattu, à bords découpés et à longue queue également barbelée tombant jusqu'à terre. La main gauche tient un mouchoir qui parait frangé.

5. Trois personnages étoffent cette représentation d'un «poirier» chargi de fruits. La dame de la vignette précédente, a cette fois, outre le mouchoir, un collier autour du cou. Le simple trait du dessin ne permet guère de reconnaître le genre de ce joyau. Il est étroit, simple filet ou bande, et porte un petit médaillon, peut-être une perle à travers laquelle passerait un mince anneau. La jeune fille, coiffée ici comme la dame: cheveux massés, roulaux sur les tempes, est grimpée sur l'arbre et distribue les fruits. Du côté du poirier opposé à celui où est la dame, un jeune seigneur, porte encore la fine barbiche sans moustache comme à la planche 3. Les cheveux sont crépelés autour de la tête. On pourrait supposer un cercle en couronne, aves joyau sur le haut du front. Le surcôt, dont la jupe ne recouvre que les hanches, est ample au dessus de la taille. Les manches, assez larges, sont à   —458→   revers indiquant une fourrure ou du moins une étoffe différente et ouvragée. La poitrine est bombée, la jupe dentelée en découpures arrondies. Le collet est droit, haut et serré. Un collier soutient un médaillon. Sur les hanches et près du bas du jupon, une ceinture à pendeloques ou grelots. Au milieu est attachée une dague sur laquelle le seigneur pose la main gauche. La poignée porte un bouton allongé, la garde est ronde ou à très courts quillons. Le haut-de-chausse, fort collant, se termine aux pieds par de longues poulaines.

Les pages du manuscrit consacrées aux incidents de la vie, no reculent devant aucun sujet. Nous ne mentionnerons que «la colère» [100] représentée par un échange de vociférations entre deux femmes dont l'une, échevelée, se découvre la poitrine, tandis qu'un adolescent retient l'adversaire. Les pages où l'on étudie les plantes, avaient déja inspiré des compositions passionnées de divers genres. A propos de «l'absinthe» [28], un jeune seigneur, à la manche brodée d'une élégante devise enguirlandée, amène, prés de la plante odoriférante, une compagne amoureuse; tandis que de derrière une porte de castel, une rivale épie, les yeux écarquillés par l'amertume. Les «volailles» [99] font paraître un moine dodu, palpant la grasse poularde qu'il achète au porteur d'un vaste panier en osier contenant la marchandise vivante. L'article «ramiers» [101] fournit au dessinateur du XVe siècle le motif d'une tenderie tout à fait semblable à celle dont on use encore aujourd'hui pour prendre les petits oiseaux de passage. Les perdrix se ramassaient au filet traînant, que les braconniers modernes qualifient de «drap mortuaire» [104]. Au faucon on chassait la caille, le lièvre à courre, le sanglier aux chiens. Sur la page intitulée «eau salée» une caravelle vogue sur les flots portant au drapeau d'arrière le pavillon de l'ordre du Christ illustré glorieusement, à l'époque où travailla le dessinateur, par les découvertes maritimes que patronait l'Infant portugais Henri-le-navigateur. Des personnages de tout rang, de tout âge, animent les scènes. A propos des plantes potagères, une reine, couronne en tête, reçoit l'offrande de sujettes agenouillées [49]. Le «repos» montre un seigneur âgé dont deux jeunes gens éventent le front [133]. Pour caractériser «l'épeantre» [58] un soldat   —459→   a mis pied à terre; portant sa valise sur l'épaule, il conduit sa monture à la provende dans l'écurie dépendant d'une auberge qu'annonce une enseigne en potence enjolivée d'un cerf courant. Un jeune seigneur et une riche demoiselle, assis auprès d'une élégante fontaine, respirent l'arome des feuilles odoriférantes de la rue [25] à peu prés comme certaine décoration peinte sur un plafond de l'Alhambrah de Grenade. La «danse au son de la musique» [127] montre una ronde de trois femmes et d'un enfant, se mouvant à la cadence de deux joueurs de musette champêtre. Les scènes d'intérieur sont nombreuses: récits de veillée emérveillant les enfants [138]; fileuse à la quenouille se chauffant l'hiver [162]; cave à tonneaux que soigne le vigueron [161]; bataille de coqs dans la basse-cour [106]; récolte du miel en éloignant les abeilles des ruches par le bruit d'un bassin métallique frappé [125]; taverne où se grisent trois hommes servis par le patron [131]; cavalier se hâtant sous la pluie d'arriver à la ville [147].

Toutes ces vignettes paraissent dessinées d'après nature, ou en suite de souvenirs fort précis. De là les nombreuses répétitions des mêmes personnages. Parfois l'identité est parfaite. A l'article «repos» un homme âgé vêtu d'une sorte de houppelande et d'un beret dort dans une chaire, tandis qu'à distance respectueuse deux pages veillent sur son sommeil que l'un protège à l'aide d'un long chasse-mouches [137]. A l'article «léger exercice» [140] le même seigneur se promène, appuyé sur une canne suivi de ses deux pages, tous vêtus comme à l'autre vignette. La «pluie» [147] fait paraître un reitre à cheval s'empressant de gagner la ville; à l'article «épeautre» [58] on le retrouve à l'hôtellerie, puis encore à «avoine» [59] il a laissé son cheval au ratelier et sort en chaperon après avoir déposé son chapel de fer.

Ces détails, et bien d'autres que nous pourrions citer, demontrent une observation attentive qui nous garantit l'exactitude des images et permet de conclure que les illustrations du manuscrit ont été étudiées scrupuleusement d'après nature.

Le réalisme de l'artiste égale en hardiesse les descriptions de certaine école littéraire de nos jours [135]. Malgré l'influence des idées du temps, notre dessinateur a fait peu d'emprunts à la symbolique que la renaissance italienne allait condenser en une   —460→   vraie science. Il n'a idéalisé que «le printemps»[159], «l'été» [160], figurés par des femmes surgissant au milieu des fleurs de la saison; et, à côté de personnages, «les vents» [156-158], puis les «régions» [163-166], caractérisées par une image du globe terrestre semblable à celle qui l'on revoit dans une édition du traité de la sphère de Holywood150.

A l'aide de ces vignettes il est facile de revoir la patrie du dessinateur, avec tous ses détails les plus intimes, vers l'année 1415. On avait conservé dans Cordoue reconquise par les chrétiens, les chameaux, les gazelles, les autruches des parcs arabes. L'illustration jointe à l'étude sur les énormes œufs de ces derniers volatilles prouve que le dessinateur connaissait fort bien l'animal qui fournit les plumes les plus estimées et les coquilles dont les musulmans ornent leurs mosquées. Les attitudes de ces grands oiseaux sont retracées avec une habileté démontrant une observation sagace et personnelle.

Le luxe qui s'étale dans un grand nombre de costumes, prouve l'opulence et la prospérité de Cordoue au XVe siècle. Les étoffes ouvragées, portées par les personnages riches, montrent ces soieries dont les Maures introduisirent le goû: et l'industrie en Espagne151, les «siglatons» brochés que l'on exportait en divers pays, et les riches «pailes» tissées à Almeria 152. La broderie, sur la manche d'un gentilhomme, d'une devise en ruban, enjolivée de fleuronnages, rappelle la mode galante des contrées du midi de l'Europe ou fils d'or entremêlés de perles et de pierreries se travaillaient ainsi en l'honneur de quelque dame. La coupe élégante du vêtement masculin dit «corset», bombé sur la poitrine très serré à la taille, à jupon court en plis réguliers, disparut en 1430. Le chapeau à retroussis espagnol, reproduit par Bonnard et Mercuri, que nous voyons plusieurs fois sur notre manuscrit, confirme encore notre opinion sur la nationalité du dessinateur, indiquée par bien des détails dont nous n'avons rapporté que les plus probants.

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Les bijoux dessinés sont nombreux. Sur la tête des dames, une couronne légère de minces cercles d'or a pierreries et à perles, a leur cou d'élégants colliers. Les hommes entourent la «cotte hardie» de ceintures d'orfévrerie; suspendent, au bas des surcots des «branlants» en or. Les grosses chaînes qu'ils portent sur les épaules, sont aussi une mode espagnole qui ne date guère que de l'an 1400. Une dague passée dans une escarcelle, une autre daguette suspendue au cou par une chainette; l'équipement d'un routier coiffé d'un large chapel de fer, la poitrine protégée par un pourpoint de cuir lacé; la corne de chasse pendue par la «guiche» croisée sur la cuisse droite; comme toutes les singularités du costume: poulaines allongées, longues queues des capuchons descendant au bas du vêtement, manches rembourrées aux épaules, autres détails déjà cités, plus que le «rochet» et les souliers à cordelettes des paysans, s'éclairant à la chandelle de suif, la «melotte» en peau de brebis ou de chêvre de joueurs de musette, datent et indiquent l'origine du dessinateur. Ces precieux jalons archéologiques, joints aux remarques antérieurement relevées, écartent l'idée d'une version transcrite à Salerne, à Bologne, à Paris ou à Montpellier, bien qu'en ces écoles on se servit des écrits de Khalaf-abou'l-Cacem, et démontrent que le manuscrit arrivé à Liége, peut-être à la suite de l'invasion napoléonienne en Espagne, a été écrit et illustré à Cordoue, patrie de l'auteur, trois siècles après sa mort.





 
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